C’est un terne après-midi de
septembre. Le quartier latin est gris comme ses façades, ses fontaines et ses
passants, sauvé seulement par les convois de touristes extrême-orientaux qui y
font pousser, avec leurs K-way de plastique, de furtifs champignons
multicolores. Mais à l’intérieur de ce magasin de prêt-à-porter du boulevard
Saint-Michel, la grisaille n’a pas cours. Les couleurs éclatent aux quatre coins
de la boutique, savamment organisée en diverses ambiances agrégeant types de
produits, styles et collections. Une musique banale enveloppe tissus et clients
de ses accords parfaits, qui contrairement à ce que l’on pourrait penser, ne
portent pas ici ce nom pour de savantes raisons musicologiques mais pour le
chiffre d’affaires rondelet que leur consonance facile est sensé parfaire. Enfin, pour user d’un paradoxe
aussi facile que ces accords, on est en plein dans le creux de l’après-midi.
De rares clientes butinent les
promotions d’étals en étals, puis s’échouent langoureuses, les mains toutes
cintrées, dans de spacieuses cabines. Là, on ne sait bien ce qui s’y passe mais
on devine qu’elles regardent intensément leur peau muer des dizaines de fois,
avant de s’arrêter sur un ensemble « trop craquant » ! Parfois,
aucune mue n’est meilleure qu’une autre, et elles sont condamnées à toutes les
adopter. Elles voudraient alors pouvoir compter sur une technologie infaillible
de portefeuille, une carte de dis-crédit, capable de contrecarrer les plans
insatiables de son inverse dorée, à la formule magique aux seize chiffres
gravés en bas-reliefs et tant de fois prononcée. Les deux vendeuses n’ont pas
beaucoup de travail. L’une est à la caisse et compulse machinalement un petit
paquet de mystérieux marques-pages en carton. L’autre fait du rangement,
proposant de temps à autres ses services à des clientes si souvent et
désespérément autonomes.
Un jeune homme vient d’entrer.
Cela n’a rien d’extraordinaire dans une boutique de prêt-à-porter féminin, mais
c’est suffisamment rare pour que les vendeuses se tournent vers lui et lui
adressent un regard prolongé, comme s’il était naturel que le nouveau venu en
vienne très vite à se sentir perdu dans ce monde de femmes. Cela n’a pas raté.
Après avoir fait un tour rapide du rez-de-chaussée et sans pousser son exploration
à l’étage ni au sous-sol, le jeune homme porte sa silhouette au look streetwear –baskets montantes et veste
de survêtement noire peinte de trois lignes blanches – vers la vendeuse occupée
à pendre des hauts bien courts.
-
Bonjour Madame, vous auriez des vestes en cuir
marron ?
-
Bonjour Monsieur, alors tout ce que nous avons
est ici…
-
J’ai regardé dans vos modèles et il y a du noir,
du bleu, du vert mais pas du marron.
-
Alors effectivement…on avait des vestes camel
coupées bikers mais elles sont
parties comme des petits pains.
Le jeune homme, un temps
déconcerté par la technicité du vocabulaire de la vendeuse, laisse planer un
silence avant d’admettre son ignorance et de demander :
-
Et camel c’est quoi ?
-
C’est marron clair en fait…ah mais d’ailleurs en
y pensant, il m’en reste peut-être une en réserve. Je vais aller voir. Vous
avez besoin de quelle taille ?
-
36 je crois…
Deux minutes s’écoulent dans la
plénitude des accords parfaits de la sono et des couleurs stylées de la déco.
Quand la vendeuse revient, c’est en un point d’orgue triomphant, brandissant
son plus sourire le plus mercatique en même temps qu’une veste en cuir camel
resplendissante.
-
Vous avez de la chance, c’est ma dernière et
elle est du 36 !
-
Ah c’est ma bonne étoile ça ! C’est parce
que c’est pour la bonne cause que je l’achète : je vais l’offrir à ma
copine pour son anniversaire.
-
Eh bah elle va être gâtée votre copine :
c’est un produit magnifique !
-
Sinon, c’est bien possible de payer en trois
fois : j’ai vu sur votre site Web qu’à partir de 150€, c’était bon.
-
Oui oui il n’y a pas de souci.
Le client suit la vendeuse à la
caisse – dans ces moments-là, les bons vendeurs ne perdent pas de temps, et
savent éviter les regards et sollicitations des clients importuns :
l’important, c’est de conclure ! –, qui le remet à sa collègue, comme les
sprinters se passent le relai sur les pistes d’athlétisme, sans même besoin
d’un regard. Le relai, lui aussi, met son concours à la fluidité de la
transaction en commençant à sortir son chéquier. Mais avant qu’il ait pu lui
demander un stylo, la caissière lui tend un des étranges marques-pages dont elle
s’occupait tout à l’heure. Il y a des choses fort inintelligibles écrites
dessus, dans le franglais des modistes tendance, et puis un cochon argenté imprimé
sur son bord supérieur.
-
Tenez, avant de payer, grattez-ça ! Vous
avez une chance sur 10 de gagner : soit on vous fait 5% de réductions soit
on vous offre l’ensemble de vos achats.
-
Je gratte le cochon ?
-
Exactement…
-
Vous savez, en général, les trucs à gratter ça
me réussit pas...
Le jeune homme sort un portefeuille troué de sa veste de
survêtement dont s’échappent une pièce de 1 centime. Il a l’air de trouver que
ce n’est pas très pratique pour gratter un gros cochon d’argent une si petite
pièce, mais il est un peu superstitieux et se dit que si c’est celle-là qui est
sortie et pas une autre, il y a peut-être une raison. Il la saisit donc du bout
du pouce et du majeur et se met à l’ouvrage. La caissière le regarde, mi-ennuyée
–elle en a vu des gratteurs déjà !– mi-amusée –c’est tout de même une
distraction de voir les clients gratter comme au PMU, la petite lueur de
l’espérance dans les yeux –. Le jeune homme découvre lentement l’inscription
qui décidera de son sort, puis, quand elle est suffisamment lisible, il la
déchiffre à voix haute :
-
Votre
panier vous est offert…c’est quoi ça, j’ai pas acheté de pan…
Il n’a pas le temps d’achever
sa phrase. La caissière la reprend à son compte, très excitée et la clame un
ton plus haut :
-
Votre
panier est offert, ça veut dire que vous avez gagné la
veste !
Sa collègue l’a rejointe et
confirme de la tête, elle aussi visiblement très émue de l’évènement, comme si
les vendeuses non plus ne pensaient pas possible qu’une opération marketing
puisse être aussi magiquement bénéfique pour les clients. Le jeune homme lui,
s’est reculé d’un pas et affiche le sourire de l’incrédule. Abandonnant toute
réserve de style, il demande :
-
Vous voulez dire que la veste, là, les 180€ de
cuir camel, je les paie pas ?
-
Exactement ! Et si vous en aviez pris deux,
ça aurait été pareil !
-
Mais c’est un truc de fou ! C’est
incroyable, ça m’arrive jamais ça…on est le combien aujourd’hui ?
-
Le 16 septembre.
-
Bon bah ça y est, ils ont changé la date de
Noël : c’est aujourd’hui ! Allez je vous fais la bise.
Le jeune homme s’est hissé
au-dessus du comptoir et met beaucoup d’application à payer sa fortune de
quatre bises énergiques. Mais cet exutoire tactile n’est pas suffisant :
le choc du don unilatéral, si bien décrit par les anthropologues — celui qui
exige un contre-don sans quoi il maintient l’obligé dans la frustration de sa
dépendance à l’égard de l’obligeant — le tient encore tout entier. Il lui faut
bouger, s’exprimer, livrer quelque chose de lui-même qui justifie ce présent
immérité, cette largesse insolente. Il se précipite telle une cataracte dans
une chute vertigineuse d'explications :
- Vous savez, c’est vraiment un miracle cette
histoire parce que je devais pas l’acheter ici la veste normalement. Hier, je
suis allé au magasin des Halles, j’ai trouvé la veste et j’allais l’acheter.
C’est juste parce que j’avais pas mon chéquier avec moi pour payer en plusieurs
fois que j’ai pas pu. J’ai dit au vendeur : gardez-la moi, je repasse
demain. Et ce matin, j’ai vu qu’il y avait aussi un magasin de
votre chaîne à Saint-Michel, et comme j’ai RDV tout à l’heure à Saint-Michel, je
me suis dit : « je vais passer ici ». J’ai même pas imaginé que
vous ne l’auriez pas donc j’ai appelé direct les Halles pour leur dire d’annuler
la commande. Et là j’arrive chez vous, je regarde les rayons et je me
dis : « et merde ! Ils vont pas l’avoir » et comme par
hasard il vous en reste une et pile la taille de ma copine. Après, ça aurait pu
s’arrêter là, mais je me pointe à la caisse, vous me donnez un cochon à gratter
et là qu’est-ce qui sort : mec t’as gagné ! Nan mais c’est UN-TRUC-DE-FOU !
Et puis ça aurait pu arriver à un autre moment aussi, mais là c’est pile le
bon : en ce moment, c’est pas tip-top niveau finances, c’est pour ça que
j’allais payer en trois fois, donc ça tombe vraiment, mais vraiment pile-poil.
Pour moi, je suis pas croyant ni rien, mais ça c’est un miracle!
Il faudrait vérifier si Saint-Michel,
qui n’en finissait pas de terrasser le diable à la fraîche en bas de son
boulevard, n’avait pas quitté sa fontaine quelques secondes, et fait claquer
ses ailes d’archange au-dessus d’un magasin de prêt-à-porter. Après tout, dans
une société où les hommes louent davantage leur Capital que leur Seigneur, il
ne serait pas si étrange que les armées célestes –qui sont, comme toutes les
armées, toujours un peu mercenaires– soient tentées de changer de maître, fatiguées
d’employer leurs ailes à répandre une parole divine inaudible, préférant
désormais les occuper à couver le silence de lucratives transactions.