jeudi 17 septembre 2015

Le dernier miracle de Saint-Michel


C’est un terne après-midi de septembre. Le quartier latin est gris comme ses façades, ses fontaines et ses passants, sauvé seulement par les convois de touristes extrême-orientaux qui y font pousser, avec leurs K-way de plastique, de furtifs champignons multicolores. Mais à l’intérieur de ce magasin de prêt-à-porter du boulevard Saint-Michel, la grisaille n’a pas cours. Les couleurs éclatent aux quatre coins de la boutique, savamment organisée en diverses ambiances agrégeant types de produits, styles et collections. Une musique banale enveloppe tissus et clients de ses accords parfaits, qui contrairement à ce que l’on pourrait penser, ne portent pas ici ce nom pour de savantes raisons musicologiques mais pour le chiffre d’affaires rondelet que leur consonance facile est sensé parfaire. Enfin, pour user d’un paradoxe aussi facile que ces accords, on est en plein dans le creux de l’après-midi. 

De rares clientes butinent les promotions d’étals en étals, puis s’échouent langoureuses, les mains toutes cintrées, dans de spacieuses cabines. Là, on ne sait bien ce qui s’y passe mais on devine qu’elles regardent intensément leur peau muer des dizaines de fois, avant de s’arrêter sur un ensemble « trop craquant » ! Parfois, aucune mue n’est meilleure qu’une autre, et elles sont condamnées à toutes les adopter. Elles voudraient alors pouvoir compter sur une technologie infaillible de portefeuille, une carte de dis-crédit, capable de contrecarrer les plans insatiables de son inverse dorée, à la formule magique aux seize chiffres gravés en bas-reliefs et tant de fois prononcée. Les deux vendeuses n’ont pas beaucoup de travail. L’une est à la caisse et compulse machinalement un petit paquet de mystérieux marques-pages en carton. L’autre fait du rangement, proposant de temps à autres ses services à des clientes si souvent et désespérément autonomes.

Un jeune homme vient d’entrer. Cela n’a rien d’extraordinaire dans une boutique de prêt-à-porter féminin, mais c’est suffisamment rare pour que les vendeuses se tournent vers lui et lui adressent un regard prolongé, comme s’il était naturel que le nouveau venu en vienne très vite à se sentir perdu dans ce monde de femmes. Cela n’a pas raté. Après avoir fait un tour rapide du rez-de-chaussée et sans pousser son exploration à l’étage ni au sous-sol, le jeune homme porte sa silhouette au look streetwear –baskets montantes et veste de survêtement noire peinte de trois lignes blanches – vers la vendeuse occupée à pendre des hauts bien courts.

-         Bonjour Madame, vous auriez des vestes en cuir marron ?
-         Bonjour Monsieur, alors tout ce que nous avons est ici…
-         J’ai regardé dans vos modèles et il y a du noir, du bleu, du vert mais pas du marron.
-         Alors effectivement…on avait des vestes camel coupées bikers mais elles sont parties comme des petits pains.

Le jeune homme, un temps déconcerté par la technicité du vocabulaire de la vendeuse, laisse planer un silence avant d’admettre son ignorance et de demander :

-         Et camel c’est quoi ?
-         C’est marron clair en fait…ah mais d’ailleurs en y pensant, il m’en reste peut-être une en réserve. Je vais aller voir. Vous avez besoin de quelle taille ?
-         36 je crois…

Deux minutes s’écoulent dans la plénitude des accords parfaits de la sono et des couleurs stylées de la déco. Quand la vendeuse revient, c’est en un point d’orgue triomphant, brandissant son plus sourire le plus mercatique en même temps qu’une veste en cuir camel resplendissante.

-         Vous avez de la chance, c’est ma dernière et elle est du 36 !
-         Ah c’est ma bonne étoile ça ! C’est parce que c’est pour la bonne cause que je l’achète : je vais l’offrir à ma copine pour son anniversaire.
-         Eh bah elle va être gâtée votre copine : c’est un produit magnifique !
-         Sinon, c’est bien possible de payer en trois fois : j’ai vu sur votre site Web qu’à partir de 150€, c’était bon.
-         Oui oui il n’y a pas de souci.

Le client suit la vendeuse à la caisse – dans ces moments-là, les bons vendeurs ne perdent pas de temps, et savent éviter les regards et sollicitations des clients importuns : l’important, c’est de conclure ! –, qui le remet à sa collègue, comme les sprinters se passent le relai sur les pistes d’athlétisme, sans même besoin d’un regard. Le relai, lui aussi, met son concours à la fluidité de la transaction en commençant à sortir son chéquier. Mais avant qu’il ait pu lui demander un stylo, la caissière lui tend un des étranges marques-pages dont elle s’occupait tout à l’heure. Il y a des choses fort inintelligibles écrites dessus, dans le franglais des modistes tendance, et puis un cochon argenté imprimé sur son bord supérieur.

-         Tenez, avant de payer, grattez-ça ! Vous avez une chance sur 10 de gagner : soit on vous fait 5% de réductions soit on vous offre l’ensemble de vos achats.
-         Je gratte le cochon ?
-         Exactement…
-         Vous savez, en général, les trucs à gratter ça me réussit pas...

Le jeune homme sort un portefeuille troué de sa veste de survêtement dont s’échappent une pièce de 1 centime. Il a l’air de trouver que ce n’est pas très pratique pour gratter un gros cochon d’argent une si petite pièce, mais il est un peu superstitieux et se dit que si c’est celle-là qui est sortie et pas une autre, il y a peut-être une raison. Il la saisit donc du bout du pouce et du majeur et se met à l’ouvrage. La caissière le regarde, mi-ennuyée –elle en a vu des gratteurs déjà !– mi-amusée –c’est tout de même une distraction de voir les clients gratter comme au PMU, la petite lueur de l’espérance dans les yeux –. Le jeune homme découvre lentement l’inscription qui décidera de son sort, puis, quand elle est suffisamment lisible, il la déchiffre à voix haute :

-         Votre panier vous est offert…c’est quoi ça, j’ai pas acheté de pan…

Il n’a pas le temps d’achever sa phrase. La caissière la reprend à son compte, très excitée et la clame un ton plus haut :

-         Votre panier est offert, ça veut dire que vous avez gagné la veste !

Sa collègue l’a rejointe et confirme de la tête, elle aussi visiblement très émue de l’évènement, comme si les vendeuses non plus ne pensaient pas possible qu’une opération marketing puisse être aussi magiquement bénéfique pour les clients. Le jeune homme lui, s’est reculé d’un pas et affiche le sourire de l’incrédule. Abandonnant toute réserve de style, il demande :

-         Vous voulez dire que la veste, là, les 180€ de cuir camel, je les paie pas ?
-         Exactement ! Et si vous en aviez pris deux, ça aurait été pareil !
-         Mais c’est un truc de fou ! C’est incroyable, ça m’arrive jamais ça…on est le combien aujourd’hui ?
-         Le 16 septembre.
-         Bon bah ça y est, ils ont changé la date de Noël : c’est aujourd’hui ! Allez je vous fais la bise.

Le jeune homme s’est hissé au-dessus du comptoir et met beaucoup d’application à payer sa fortune de quatre bises énergiques. Mais cet exutoire tactile n’est pas suffisant : le choc du don unilatéral, si bien décrit par les anthropologues — celui qui exige un contre-don sans quoi il maintient l’obligé dans la frustration de sa dépendance à l’égard de l’obligeant — le tient encore tout entier. Il lui faut bouger, s’exprimer, livrer quelque chose de lui-même qui justifie ce présent immérité, cette largesse insolente. Il se précipite telle une cataracte dans une chute vertigineuse d'explications :
 
-         Vous savez, c’est vraiment un miracle cette histoire parce que je devais pas l’acheter ici la veste normalement. Hier, je suis allé au magasin des Halles, j’ai trouvé la veste et j’allais l’acheter. C’est juste parce que j’avais pas mon chéquier avec moi pour payer en plusieurs fois que j’ai pas pu. J’ai dit au vendeur : gardez-la moi, je repasse demain. Et ce matin, j’ai vu qu’il y avait aussi un magasin de votre chaîne à Saint-Michel, et comme j’ai RDV tout à l’heure à Saint-Michel, je me suis dit : « je vais passer ici ». J’ai même pas imaginé que vous ne l’auriez pas donc j’ai appelé direct les Halles pour leur dire d’annuler la commande. Et là j’arrive chez vous, je regarde les rayons et je me dis : « et merde ! Ils vont pas l’avoir » et comme par hasard il vous en reste une et pile la taille de ma copine. Après, ça aurait pu s’arrêter là, mais je me pointe à la caisse, vous me donnez un cochon à gratter et là qu’est-ce qui sort : mec t’as gagné ! Nan mais c’est UN-TRUC-DE-FOU ! Et puis ça aurait pu arriver à un autre moment aussi, mais là c’est pile le bon : en ce moment, c’est pas tip-top niveau finances, c’est pour ça que j’allais payer en trois fois, donc ça tombe vraiment, mais vraiment pile-poil. Pour moi, je suis pas croyant ni rien, mais ça c’est un miracle!

Il faudrait vérifier si Saint-Michel, qui n’en finissait pas de terrasser le diable à la fraîche en bas de son boulevard, n’avait pas quitté sa fontaine quelques secondes, et fait claquer ses ailes d’archange au-dessus d’un magasin de prêt-à-porter. Après tout, dans une société où les hommes louent davantage leur Capital que leur Seigneur, il ne serait pas si étrange que les armées célestes –qui sont, comme toutes les armées, toujours un peu mercenaires– soient tentées de changer de maître, fatiguées d’employer leurs ailes à répandre une parole divine inaudible, préférant désormais les occuper à couver le silence de lucratives transactions.