vendredi 30 octobre 2015

Une soirée « juste magique » - partie 1



-      « Ce soir c’est soirée Erasmus au Mix, à Montparnasse ! Soirée Erasmus, Keith, tu sais c’que ça veut dire ? »
-      « Bah je suis sensé ouais, parce que t’arrêtes pas de m’tanner avec ça depuis qu’t’y vas ! »
-      « Ça veut dire des meufs en pagaille mon gars, du monde entier, qui sont saoules avant d’entrer juste parce qu’elles sont à Pariiiiiiiis tu sais quoi, ça veut dire entrée gratuite pour les internationaux, enfin bref ça veut dire que ce soir, on serre mon gars, et pour pas cher ! »

Djamel est survolté, comme chaque jeudi depuis qu’il a découvert les soirées étudiantes internationales du Mix Club de Montparnasse. Son ami, Keith, franco-américain résidant de la Cité Internationale au nom prédisposé à emballer en soirée –prononcez kiss– n’a pas eu de mal à lui trouver une carte de résident de la fondation des Etats-Unis, originellement attribuée à un certain Chris, mais qui, moyennant quelques clics sur Photoshop, a été rebaptisée du nom de Djamel.

-      « Donc c’est bon, tu viens ? On dit quoi : 11h ? Faut pas y aller trop tard pour que ça reste gratuit… »
-      « Ok ça marche ! T’amènes à boire ? »
-      « Bah ouais mon flash, quoi ! »
-      « Ca roule ! A+ mec »

Le flash est en réalité une flasque, mais le terme a dû être jugé trop ringard par les gardiens de la langue du monde de la nuit, qui ont cru bon de le remplacer par ce vague homonyme anglicisé, lequel a tout de même l’avantage d’évoquer la brièveté avec laquelle le contenant risque d’être descendu ! 

Ce n’est pas parce que Djamel est un buveur spécialement modéré qu’il a choisi la flasque de whisky et ses 20cl de liquide, mais plutôt parce qu’il espère rentrer en boîte avec son alcool, et que pour ce faire, il lui faut cacher au mieux deux choses : sa gueule d’arabe et sa bouteille ! Pour sa gueule d’arabe, il n’y a pas grand-chose à faire, si ce n’est adopter les postures et atours de l’honnête clubber parisien. Pour la bouteille, il a trouvé une technique imparable –en tout cas imparée– qui consiste à la glisser dans une de ses chaussettes, contre sa cheville, et à mettre un pantalon suffisamment ample pour que l’opération soit la plus furtive possible. Etant donné les dimensions somme toute raisonnables de ses chaussettes, le flash s’est donc imposé !

Keith est en retard. Il y a eu une première soirée à la maison du Brésil et Keith étant du genre à suivre le mouvement, il a eu beaucoup de mal à s’extirper de son groupe de potes. Pris par la pulsation de la Batucada et les vapeurs de cachaça, il a bien failli oublier qu’il avait promis à son pote Djamel de mixer avec lui ce soir ! Au moment où il s’est décidé à partir, il venait juste d’atteindre cet état de confiance en soi où la gêne du mauvais danseur commence à se dissoudre dans les caïpirinhas et à laisser place au désir de prendre une jolie fille dans ses bras. Une certaine Rosana avait tout de même eu le temps de lui transmettre, sinon les rudiments techniques du Lambazouk, du moins l’envie de les assimiler pour une prochaine soirée…Il lui avait dit qu’il reviendrait mais que là il avait promis à un de ses amis avec une gueule d’arabe de sortir en boîte avec lui, et que s’il n’y allait pas, celui-ci risquait de se faire refouler à l’entrée de la boîte ! Rosana s’était montrée très solidaire...

-      « Qu’est-ce que t’as foutu, putain », lui balance Djamel quand il sort de la Gare Montparnasse. Il lui tend tout de suite le flash en lui précisant : « Je te préviens, j’ai eu le temps d’en vider la moitié ! ».
-      « C’est bon, mec, y’avait une soirée à la Cité U…j’me suis échauffé c’est tout ! »

Devant cette explication, Djamel pardonne déjà et sourit :

-      « Alors, ça y est t’es chaud, beau gosse ? Y’a intérêt parce que la Cité U, j’crois qu’elle est plus à Montsouris mais ici ma parole ! Depuis tt’à l’heure que ch’uis là, y’a de tout qui défile : y’a d’l’anglaise, y’a d’l’italienne, y’a d’l’a tchèque, y’a même d’la viking mon pote ! »

Il s’interrompt alors pour lui désigner d’un petit coup de menton un monobuste à huit pieds coiffé de quatre pétulantes rivières blondes : quatre jeunes filles, vraisemblablement d’origine germanique ou scandinave, se tiennent bras-dessus bras-dessous et se dirigent vers la file d’attente.
L’intensité du silence dans lequel Djamel se plonge pendant deux secondes et demie révèle à Keith ses intentions :

-      « Tu veux qu’on les aborde c’est ça ? »
-      « Mais carrément ! C’est une mine d’or ces filles…et puis, avec elles, on passe direct ! »

Djamel se baisse, lève en vitesse son pantalon et glisse en un éclair son flash dans sa chaussette droite, avec le naturel dont on use pour ranger un portefeuille dans la poche intérieure d’une veste. En partant, il s’approche tout près de l’oreille de Keith et lui murmure : 

-      « Tu me laisses leur parler d’abord ! Toi, avec ton super-anglais, tu les auras sur la longueur ! »

Sans attendre de réponse, Djamel s’élance vers le monobuste qui a rejoint l’arrière de la queue et s’est défait pour former un gracieux losange aux sommets tout dorés.

-      « Salut les filles », lance Djamel alors qu’il est encore à deux mètres d’elles. Il a les pouces en mousquetons dans les poches avant de son jean et le sourire asymétrique du latin lover certifié conforme, celui qui creuse une fossette sur la joue d’un côté et révèle une blanche canine de conquérant de l’autre :

-      « Hi », répondent sobrement les autres.
-      « Vikings ? », leur fait Djamel en pointant vers elles ses index et majeurs rassemblés en revolver.

Les filles se regardent les unes les autres avec des moues circonspectes et un petit sourire moqueur qui n’aura pas le temps de s’épanouir. Keith, anglophone opportun, fait une entrée phonétiquement correcte :

-      « My friend meant "viking" », dit Keith en prononçant cette fois le « i » à l’anglaise, c’est-à-dire comme un « aïe » français ! « He thinks you are from Scandinavia ! ».

Les filles sourient et acquiescent. Effectivement, elles sont suédoises. Elles ajoutent qu’elles ne sont pas en Erasmus mais seulement de passage à Paris mais qu’on leur a parlé de cette soirée qui est, paraît-il, « awesome » !
Djamel n’est en rien décontenancé par cette entame laborieuse. Il prend le bras de la première suédoise dont il parvient à croiser franchement le regard et passe le sien par-dessous en lui demandant d’un ton suppliant :

-      « You forgive me ? My english is very bad, but I dance better. You see tout à l’heure. What is your name ? » 

Un peu surprise par la manœuvre, la jeune fille, après un bref conciliabule intérieur, décide de laisser son bras à l’inconnu et lui répond :

-      « Ebba »
-      « "Eh bas" ?! ça c’est du nom ! », répond Djamel du tac-au-tac.

Mais Ebba poursuit déjà les présentations et nomme ses trois copines :

-      « And she is Ida, she is Elin and she is Linnéa ! »
-      « Nice to meet you, nice to meet you, nice to meet you », répond Djamel en s’inclinant légèrement à chaque fois, heureux de pouvoir répéter trois fois une expression dont il est à peu près sûr du sens.

La petite prestation de Djamel fait rire les filles, et Keith en profite pour enchaîner avec une explication très sérieuse de leur situation de célibataires en déshérence, menacés de refoulement à l’entrée s’ils n’ont pas pas de représentantes du beau sexe à leur bras. Keith n’a pas l’audace du geste de Djamel, mais il a celle du verbe et le voilà en train d’improviser une tirade shakesparienne dans laquelle il dit remettre leur sort entre leurs mains et promet de ne pas jouer les « relous » si une fois l’obstacle franchi elles préfèrent rester seules.

Son éloquence libérée par les cocktails brésiliens fait mouche et c’est Elin qui lui prend aussitôt le bras en déclamant :

-      « Comme here my Roméo ! »

Arrive bientôt le moment de la fouille au corps et de l’examen de faciès. Djamel est un peu tendu. Mine de rien, ça fait mal de se faire refouler devant tout le monde à cause d’une teinte de peau qui, jugée suspicieuse dans le monde diurne, devient carrément coupable d’office dans le monde nocturne. Cela rend Djamel inhabituellement silencieux. 

Mais les femmes sont souvent très compréhensives avec les faiblesses des hommes dans leur rôle de flambeur : elles savent bien, elles, que c’est du théâtre tout ça et quand la comédie vire au drame pour on ne sait quelle raison et que Don Juan se met à chialer sur l’épaule de Sganarelle, elles sont là pour tenir les planches…du salut.

Ebba, voyant la mine anxieuse de son cavalier et cherchant à maintenir le niveau sonore des conversations au-dessus du seuil de la suspicion, entame ainsi une chanson suédoise aussitôt reprise par ses trois copines. Elles ont des sourires gigantesques et les yeux brillants comme la neige de Stockhölm sous le soleil d’hiver, les quatre nixes venues du froid ! Les deux grosses caisses qui gardent l’entrée de la boîte se laissent secouer par le chant et rigolent un bon coup : c’est pas tous les soirs qu’ils ont une chorale scandinave au Mix ! La fouille au corps en est passablement écourtée. Mais même plus courte, celle de Djamel reste la plus longue –on ne change pas si vite les vieux réflexes ! –. Le vigile lui demande de vider ses poches, d’ouvrir sa veste, puis commence à lui tâter le corps en descendant lentement depuis les côtes jusqu’aux genoux…laissant les chevilles vierges de palpation ! Djamel retient un soupir de soulagement.

Le passage à la caisse est une formalité. Keith et les suédoises sortent leurs papiers d’étrangers homologués, Djamel tend quant à lui sa contrefaçon, laquelle n’éveille aucun soupçon chez la caissière. Celle-ci est certainement trop occupée à passer d’une joue à l’autre un bâton de sucette en tâchant de garder le rythme des basses de la house qui occupe déjà bien l’espace. C’est souvent comme ça dans les boîtes : passés les videurs, les filles ou les mecs à la caisse ont l’air d’être là pour mettre les clients dans l’ambiance, et adoptent le standing du lieu dont ils sont comme un modèle ! Selon la tête du client, celui-ci aura alors l’impression d’être complétement snobé ou au contraire d’être un habtraité en VIP —le rêve ultime—…Djamel, qui entre plutôt dans la première catégorie, n’en prend pas ombrage, puisqu’alors qu’ils se dirigent vers les vestiaires, il glisse à Keith :

-      « T’as vu comme elle est bonne la fille de l’entrée ! J’prendrais bien la place de sa sucette moi ! »  
-      « Putain t’es lourd, mec ! Focus ! On a quatre suédoises à gérer, là ! Te disperse pas sinon c’est elles qui vont se disperser ! »
-      « Ouais t’as raison, gros ! Allez, on va chercher les p’tits drapeaux ! ».

Les « p’tits drapeaux », c’est la trouvaille de l’asso étudiante qui organise la soirée. Il s’agit d’autocollants à l’effigie des drapeaux nationaux d’à peu près tous les pays du monde, que les gens sont sensés choisir en fonction de leur pays d’origine. L’idée est ensuite de se coller son drapeau autocollant quelque part, souvent sur le torse, parfois sur le front pour les blagueurs, sur les pecs pour les crâneurs et sur le haut de seins pour les allumeuses qui mettent ainsi une signalétique à leur décolleté !

Keith la joue posée, réaliste. Il choisit entre ses deux nationalités celle qu’il juge la plus exotique et la plus classe : il se colle une bannière étoilée sur la chemise. GI Joe en permission, classique mais efficace ! Djamel, en boîte, n’a pas de patrie, ou plutôt n’en a qu’une seule : la flambe ! Pour celle-là, il est toujours prêt à reprendre du service et se permet à peu près tout. Il choisit donc non pas un mais deux drapeaux du Vatican qu’il se colle sur les épaules, un de chaque côté, comme des galons d’officier de la marine. Djamel, c’est le moine-soldat de la flambe, prêt pour de plus ou moins saintes croisades, armé de son flash et de son hip-hop ! Les quatre suédoises, quant à elles, n’ont pas cherché à faire les originales : elles forment un quatuor bleu et or simple et harmonieux, redoutablement visible et partant efficace comme produit d’appel à la drague –tout ce que cherche les boîtes d’ailleurs, en rendant gratuites l’entrée pour les femmes– . Djamel et Keith savent qu’ils ne devront pas perdre de temps.

Le groupe descend les escaliers qui mènent au dancefloor. Djamel ne peut pas s’empêcher de zieuter les tables des nababs de la mezzanine, les tables réservées aux groupes à bouteilles, ces dominants du monde de la nuit, ceux qui ne dansent que sur les morceaux qu’ils aiment et claquent des fortunes en bulles et en whisky-coca. Un jour, il aura assez de tune pour se payer une table comme ça à lui tout seul, et là, plus besoin des combines minables "flash-into-the-chaussette" : il invitera tout le monde, fera sauter le Dom Pérignon et aura toujours une fille sous chaque bras : il sera le roi de la nuit !

En bas de l’escalier, les filles manifestent le désir d’aller tout de suite prendre un verre au bar. Djamel esquive habilement, prétendant qu’il préfère commencer la soirée à jeun, histoire de mieux danser. Discrètement, il invite Keith à le suivre aux toilettes. Keith comprend tout de suite et use de son meilleur anglais pour prendre congé de ces demoiselles en leur signifiant qu’ils ne sauraient tarder. Arrivés dans les chiottes, déjà dans un état de submersion et de pestilence avancé, Djamel se met dans un coin, se baisse rapidement pour sortir le flash de sa cachette et le tend à Keith :

-      « Vas-y commence, moi j’ai déjà pas mal tiré ! »
Keith s’envoie une petite gorgée, qui lui arrache néanmoins une belle grimace :
-      « Ah putain…c’est vraiment pour la bonne cause…c’est trop dégueu ton truc… »

Djamel tend la main pour reprendre la fiole de potion magique :

-      « Bah vas-y, donne alors parce qu’on a pas qu’ça à faire. Y’a nos reines des neiges qui fondent dehors ! »
-      « Nan attends… »



Keith connaît la valeur de l’alcool en soirée, et il est prêt à faire un effort. Valeur d’usage bien sûr car sans lui, il faut être un monstre d’assurance pour avoir une seule chance de conclure au milieu de tous les morts de faim complètement pétés qui se frottent à tous les culs et finissent par flirter avec la moindre silhouette aux cheveux longs avant de connaître la forme de son chromosome 23 ; mais valeur d’échange aussi car il n’a pas envie de claquer 30€ pour s’envoyer la même dose d’alcool que celle qu’il y a dans un flash ! Il reprend donc deux petites gorgées, qui lui déforment à nouveau cruellement le visage. Djamel n’a plus qu’à finir cul-sec les deux doigts de whisky restants avant de jeter la bouteille dans la poubelle. Il se tourne alors vers le miroir, fait une petite vérif’ à son look, redonne du brio à sa coiffure en brosse avec un peu d’eau, arrange sa chemise pour qu’elle moule bien son torse tout sec, puis valide d’un tchip du coin de la bouche :

-      « Taille de beau gosse ! On y va mec ! »

Sans attendre la réponse de Keith, il sort des toilettes et se dirige vers le bar. Les doses de whisky prises dans la dernière demi-heure commencent à faire leur effet et Djamel est en train de changer d’état. Il ressent dans tout son corps la pulsation des basses, la chaleur de l’alcool est en train de diffuser en lui son sérum de confiance, c’est-à-dire de puissance et la musique et l’alcool sont en train de l’habiller de son uniforme favori : celui du clubber chaud bouillant ! 

Il marche la tête haute, le torse bombé, son regard perçant la foule coagulée pour aller côtoyer les horizons. Il bouscule un peu tout le monde avec une conviction extrême, comme si se frayer un chemin parmi la foule était une sorte de mission sacrée. Personne ne s’en formalise. Quand il croise une bombe, son regard redescend brutalement de l’horizon indéfini où il nébule pour aller se planter dans la fente d’un décolleté ou dans le poli d’un cul magiquement moulé. Personne ne s’en formalise.

Une soirée « juste magique » - partie 2



Arrivé au bar, il retrouve d’un coup d’œil les quatre suédoises, qui viennent d’aller déposer leurs manteaux au vestiaire et qui essayent de passer leurs commandes. Il fait semblant de ne pas remarquer le comby-short ultra-sexy qu’Ebba cachait bien sous son trench coat interminable. Il prend tout de suite les devants et lui demande :

-      « What do you want to drink ? »
-      « A vodka-redbull, please ! »
-      « OK. I get that for you ».

Djamel se penche aussitôt sur le comptoir comme s’il voulait monter dessus et lance à la serveuse un « eh s’il-vous-plaît » sec et puissant qui fait mouche du premier coup :

-      « Une vodka-redbull s’il-vous-plaît ! »

On lui répond d’un chiffre, le prix : 10€. Djamel hésite une seconde, puis sort son portefeuille de la poche arrière de son jean. Il aurait préféré ne pas avoir à faire ce geste si tôt dans la soirée…Mais dès qu’il revient vers Ebba, il oublie les 10€ et accompagne le grand verre doré qu’il lui ramène d’un sourire qui est lui, plutôt argenté :

-      « You are my guest, Ebba ! »

Ebba accepte le verre que lui tend Djamel avec une mimique adorable : on sent qu’elle a l’habitude de se faire inviter. Elle lui propose de partager le verre avec elle ; il ne dit pas non. Les minutes passent : plus il partage son verre, moins la conversation demande de l’effort à Djamel. Les mots anglais coulent de façon congrue à la quantité d’alcool et lui viennent naturellement. Quand il sèche sur une expression compliquée, sa confiance trempée au whisky prend le relai et il laisse le silence déployer entre lui et Ebba toute sa saveur d’intime complicité. Il en profite pour appuyer un peu plus ses regards. Ceux-ci, de plus en plus lourds, se mettent à obéir à la gravitation et à couler comme une rivière de désir le long du corps sinueux d’Ebba. Il voudrait bien le toucher ce corps, mais il sait qu’ici, au comptoir, c’est impossible, ou très dangereux ! Cinq mètres plus loin, sur la piste, tout est permis :

-      « You dance ! », lance alors Djamel à Ebba, en l’invitant d’un léger signe de tête.

Ebba lui répond d’un sourire discret mais avenant et le précède sur la piste. Djamel se tourne alors vers Keith et les trois suédoises, qui n’ont rien perdu de la scène, et leur adresse un clin d’œil furtif.
Sur la piste, ça se passe tout de suite bien. Djamel et Ebba sont à un mètre l’un de l’autre, ne se regardent, conformément aux codes en vigueur, que par intermittence, mais le courant passe. Ebba danse bien. Elle est d’une sensualité étonnante sur cette Tech House binaire et mastoc : elle trouve des contretemps avec ses hanches, va chercher avec ses mains des notes imaginaires, et avec la rondeur de ses mouvements parvient à mettre de la chair à cette musique de métal et de béton. Djamel suit. Il est plus Hip Hop que House mais il ne s’en sort pas mal avec son style nerveux et électrique. Les morceaux passent, s’enchaînent dans la fluidité des d’un mix parfaitement chiadé : c’est un bon le DJ, ce soir ! D’ailleurs, il a son petit cercle de fans au pied de son box surélevé. Ils dansent les bras en l’air, l’i-Phone toujours braqué sur lu, ils ont l'air content.

Ebba et Djamel, eux, sont loin de tout ça. Il sont dans la pulsation, le souffle, le geste et la sueur : ils sont au cœur de l’instant ! Djamel sue peu. Malgré cela, en bon métrosexuel, il faut que tous les jours la bille de son déo roule pendant trente secondes sous chacune de ses aisselles. La sueur, c’est l’ennemi du lover !

Djamel regarde Ebba de plus en plus souvent. Elle, de son côté, ferme les yeux de plus en plus longtemps. Son visage est devenu légèrement luisant. A force de passer ses mains dans ses cheveux, Ebba s’est fait un savant anti-brushing sauvage. Des mèches de cheveux viennent se coller sur ses tempes, d’autres finissent entre ses lèvres : elles les laissent faire…Djamel attend un signe pour se rapprocher. Il faut qu’il y aille avant que ses copines se ramènent, sinon elles vont se mettre à danser en groupe, et là ce sera verrouillé, mort !

-      « A la prochaine, j’y vais », s’exhorte Djamel avec ce qui lui reste de capacité stratégique.



Et la prochaine arrive justement, après une interminable sirène policière de synthèse qui s’évanouit dans un tonitruant silence de trois secondes. La tension est palpable parmi la foule. Est-ce maîtrisé ? Est-ce délibéré de la part du DJ ? La voix amplifiée dans les graves  de ce dernier vient lever le doute puis demande à la foule si elle en veut encore. La foule crie que oui. Les basses reprennent, encore plus fort. Djamel a son signe. Il avance d’un pas. Après le silence de trois secondes –audace suprême du DJ–, le son semble revenir des profondeurs mêmes du silence. Il monte et monte et se saisit avec violence des corps laissés interdits par la brèche béante de son. En quelques secondes, celui-ci a repris possession de l’espace et les êtres qui l’occupent ont retrouvé le moteur de leur mouvement perpétuel. Djamel, lui, est à portée de souffle d’Ebba.



Leurs corps ne se touchent pas, mais ils sont dans le même halo : celui des frôlements et des parfums, de la tension suggestive de chaque geste, du flirt en somme. Leurs corps, insensiblement, se mettent au diapason l’un de l’autre. Djamel assouplit ses gestes vifs, Ebba met du nerf à sa sensualité. Ils restent comme ça dix bonnes minutes, à se frôler et à se sentir, ne se regardant que furtivement, ne franchissant jamais la maigre distance qui les sépare du contact. Quand la main de Djamel vient se poser sur la taille d’Ebba, les deux ressentent un petit électrochoc, tant ils s’y étaient habitués à ce halo confortable de charnelles suggestions. Le halo brisé, Djamel est un instant décontenancé par sa main qu’il sent posée là-bas, bien loin, sur le corps tout chaud et tout dense d’Ebba. Il faut qu’il la rejoigne au plus vite, sa main, s’il ne veut pas que le naturel de la situation s’effondre. Alors il y va. Il met sa deuxième main sur l’autre hémisphère de la mince mais très habitable taille d’Ebba, et délicatement rapproche son ventre du sien, mêle ses jambes aux siennes et colle son pubis au sien. Quelle sensation magique que cet alunissage tout en désirs contenus sur la planète Ebba ! C’est fou comme deux êtres humains nés et poussés si loin l’un de l’autre peuvent s’emboîter avec tant d’aisance, comme si leurs corps avaient été designés pour s’encastrer l’un dans l’autre.  Leur intrication donne à Djamel et Ebba l’énergie nécessaire pour franchir un nouveau seuil et atteindre l’état des corps en fusion. Tempe contre tempe, main contre hanche, sexe contre sexe, dans la colle merveilleuse du son et de la sueur, ils laissent leur bassin prendre le large et naviguer sur la houle lascive de l’océan des rythmes caribéens. Peu leur importe que la Tech House qui passe à ce moment-là soit sèche et raide comme une barre d’acier, ils veulent bouger comme c’est bon, pas comme c’est bien, pas « comme il faut », et tant pis si ça ressemble à du zouk !


Il faut se méfier de l’esprit dans ces moments de grâce où l’être s’abandonne au présent, c’est-à-dire à son corps. On a beau s’efforcer de l’étourdir, l’esprit, à coup de shots à 50° ou d’efforts éreintants, il revient toujours, même titubant et noyé dans les vapes. L’esprit de Djamel, peut-être mû par l’archaïque souci mâle de l’initiative en amour, lui intime d’ouvrir un œil. Comme ça, par prudence, juste pour voir si tout va bien autour, si son territoire est circonscrit, sous contrôle. Djamel obéit. La tempe toujours collée à celle d’Ebba, il remonte mollement ses paupières, et balaie la brume arc-en-ciel autour de lui : Keith et les suédoises sont là, à 1m d’eux. Ils forment un cercle sage, bien écarté, très loin du halo du flirt encore. Djamel s’apprête à refermer les yeux, puisque tout semble bien se passer, quand Keith, qui a repéré l’imperceptible distraction de son pote, en profite pour lui lancer –histoire de se donner contenance auprès des filles– :


-      « Alors, mec, ça gère ? »

Sans penser à mal, avec sa petite phrase débile, Keith vient de faire exploser, comme ça l’air de rien, sa bulle d’intouchable présent. Djamel le sait. Il sent déjà Ebba se décoller de lui et tourner la tête vers l’origine du son, heureusement inintelligible pour elle. Cela n’empêche pas l’inéluctable réaction en chaîne de se produire. L’une des autres suédoises capte le mouvement de tête d’Ebba et en profite pour l’inviter d’un geste de la tête à venir les rejoindre. Ebba entame alors un très léger mouvement de recul, mais Djamel le ressent comme un douloureux et irréversible déracinement. Elle le fixe alors droit dans les yeux, lui adresse un grand sourire et en inclinant la tête sur le côté, comme pour dire « c’était bien » ou « tu ne m’en veux pas », elle s’en va rejoindre ses copines.
Djamel ne laisse rien paraître de sa déception. Il voudrait bien reprendre quelques gorgées de whisky, mais la lâcheté de sa chaussette droite lui rappelle que le blond liquide n’est plus tandis que la légèreté de sa poche arrière lui indique que l’autre forme de liquide –celle qui a le pouvoir d’être le contenant de toutes les autres– risque de très vite connaître le même sort. Il suit donc Ebba et se raccroche à son pote Keith, qui, après avoir été la matraque anti-flirt devient la béquille anti-loose :
-      « Alors ça va mec », lui dit Djamel, « t’as fait connaissance ou quoi ? »

-      « Bah ouais carrément…en plus elles parlent un anglais nickel donc ça aide…mais toi t’as pas besoin de ça, enfoiré ! »
-      « Ouais, c’était chaud », fait Djamel, modeste, « elle est juste magique c’te fille ! »

Et le groupe absorbe les deux nouveaux venus dans un cercle de danse individuelle et néanmoins connectée. Ebba prend bien soin de ne pas trop regarder Djamel, lequel affecte l’indifférence du parfait clubber. Son regard se porte vers le haut, vers les spots de lumière et le vide, au gré des mouvements de sa tête qui balance machinalement. Plusieurs minutes passent. Le groupe reste en formation serrée, mais chacun de son côté. Puis soudain, Djamel, qui se bornait à battre mécaniquement le rythme, rompt le cercle et vient se mettre en son centre. Un morceau typé Hih hop vient de commencer et l’a comme électrisé. Il commence à breaker avec des pas très énergiques, virtuoses, pris d’une rage des semelles qui polarise immédiatement l’attention du groupe vers lui.


Au début, il pense à Ebba au moindre de ses mouvements. Il veut lui en mettre plein la vue, il veut l’ebbahir ! Il vient faire un running man juste devant elle, faisant mine de courir vers elle avec de grands gestes des bras pour l’atteindre, avant de feindre d’être aspiré en arrière par une force contraire, incoercible. Puis, imperturbable, il reprend ses crosswalks, fourmillement de pas latéraux frénétiques et maîtrisés. Tout le monde est sur le cul, Ebba comprise. On applaudit :

-      « Ouhhhhhhhh », font les suédoises et Keith en chœur.



Djamel s’élève. Les ovations ont rejoint la boisson dans l’ascenseur de son ivresse, qui monte encore d’un étage. Insensiblement, il est en train de passer dans un nouvel état de transe, non plus sensuelle désormais, mais rythmique : l’esprit du Show a pris possession de lui. Bientôt, il ne pense plus à Ebba ni à personne, il ne pense plus à rien d‘ailleurs, il danse c’est tout. C’est un corps en mouvement qui met le rythme en chair, le tempo en espace et qui absorbe de plus en plus loin les regards de la foule. Le cœur du son palpite en lui, et à ce moment précis, l’épicentre de la soirée, c’est lui !



Djamel ne s’appartient plus. Il danse comme jamais il n’a dansé. Toute l’histoire du Hip hop traverse ses mouvements. Il passe d’une époque à l’autre, d’un style à l’autre, avec naturel et inspiration. Il mêle les pas de toutes les époques, les Happy feet de la old school et les C-walk des gangstas de L.A. de la new school, et à chaque nouvel enchaînement, la foule se fait plus dense autour de lui !



Plus la foule se presse, plus il prend l’énergie de cette attention tendue vers lui et la convertit en audace et en intensité dans la danse. Il a remarqué que sa façon de faire le Harlem Shake –le pas de Hip hop, pas le mème Internet qui a ravagé Youtube en 2013– un pas qui exige de savants tremblements et ondulations du buste, déclenchait des olas parmi la foule. Il en profite pour exagérer encore les vagues qui parcourent son torse, donnant l’impression de jouir d’une singularité anatomique : un dos sans articulation. Ce qui ajoute encore à l’impression que fait ce pas sur l’assistance, c’est la touche orientale qu’y met Djamel, avec ses épaules oscillant harmonieusement, avec une fluidité d’huile d’olive. C’est à la fois viril et sensuel ce qu’il fait, et personne n’est là pour trouver ça efféminé tant le spectacle est sidérant de puissance et de virtuosité.



Djamel vient justement de se lancer dans un Harlem Shake d’anthologie. Son torse et ses bras sont comme de petites barques de chair sur une tempête rythmique qui y creuse des trous abyssaux…et le feu de la danse tient bon, en équilibre précaire et superbe, tantôt dans le creux de la vague tantôt dans l’écume de son sommet…il joue avec ce feu Djamel, comme un jongleur le fait avec des torches…il le fait passer par les recoins les plus improbables de son corps, dans l’intérieur de ses coudes, sous ses omoplates désarticulées, entre ses dents et ses lèvres –qui dansent aussi– dans les plis obscurs de ses doigts qui départagent ses phalanges. Et le feu glisse, saute, court et vole avec des explosions de gestes, des vacillements de muscles, pliant ses flammes au labyrinthe mouvant du corps de Djamel. Qu’elle est loin, Ebba, qu’ils sont loin Keith et les autres, qu’ils sont loin tous ceux qui le regardent et le touchent presque des yeux ! Lui est seul là-haut et danse avec le son. Il l’a comme kidnappé le son, et enfermé dans la prison de son corps. « Allez, c’est bon, je vais vous le rendre! », pense Djamel en se lançant dans une dernière ondulation, un tsunami musculo-articulaire qui va catapulter le son parmi la foule et libérer tous ces corps transis de leur admiration médusée du dieu du groove.

Mais Djamel ne terminera pas son geste. Le tsunami n’atteindra jamais les rives multitudinaires du Mix Club ! Un éclair de douleur lui transperce le dos de part en part et il s’effondre dans un cri au milieu de la piste. Keith est le premier à se précipiter vers lui, suivi aussitôt d’Ebba et des suédoises :
-      « Putain qu’est-ce qui t’arrives, mec ? »

-      « Ch’ai pas, on dirait qu’j’ai pris un coup de taser dans la colonne, ça fait trop mal ! »
-      « Merde ! Tu peux te lever ? »

Djamel esquisse un mouvement, beaucoup moins virtuose que ceux qu’il exécutait il y a quelques secondes à la verticale, puis :

-      « Nan c’est mort, j’peux plus bouger ! »

Sa tête retombe sur le dancefloor avec un de ces soupirs qu’on pousse pour canaliser la douleur. Ebba s’approche alors de Keith, encore dans la torpeur de l’indécision et lui demande :

-      « Is he OK ? »

Keith se contente de faire non de la tête, puis a l’idée de lui demander de rester près de lui pendant qu’il va prévenir la sécurité et certainement appeler les pompiers. Ebba dit que oui bien sûr elle s’en occupe.



Keith parti, Ebba se penche sur le corps de Djamel, que le feu de la danse a si violemment déserté. C’était une sorte de djinn bondissant il y a quelques instants, le voilà désormais en improbable gisant au milieu d’une masse de silhouettes verticales et mouvantes.

-      « How are you Djamel ? », lui demande Ebba d’une voix douce, élégamment accroupie à côté de lui, plus sexy que jamais dans son comby-short tendu par sa posture. Djamel se mord les lèvres de ne pouvoir franchement tourner la tête.
-      « I am dead », lui répond Djamel, laconique, le regard transperçant le plafond de la boîte de nuit.

La gorge d’Ebba laisse échapper un petit rire, vite confiné, puis distille en direction de Djamel une chaude voix de réconfort :

-      « No you are not, Djamel ! It’s just a lumbago, I think ! »
-      « Ah y’a aussi ce mot-là en anglais ! »
-      « Sorry ? »
-      « Heu…it’s just that we also have this word in french : « lum-ba-go » », fait Djamel en articulant le mot qui le torture à la française.
-      « Ah ! Don’t worry with that : it’s very painful but it’s not very serious. In two weeks, you’ll be dancing again ! »
-      « Mais toi tu seras où dans deux semaines », bredouille Djamel en français.

Il n’a pas la force de traduire le crépitement des mots qu’il sent bouillir en lui, et avec lesquels il voudrait bien éclabousser un peu Ebba, mais gentiment hein, juste pour la réchauffer, parce que les mots de Djamel là, même si son corps est froid et raide, ils sont chauds bouillants ! Ce qu’il aimerait aussi, ce qu’il aimerait plus que tout au monde à cet instant précis, c’est pouvoir se relever et danser encore avec Ebba. Mais la douleur est là, impérative et métallique, plus intense hélas que n’importe quel désir humain, qui n’est jamais que de chair et d’os. Alors il trouve seulement le courage de tourner un peu la tête, de faire couler ses yeux jusqu’à ceux d’Ebba et de lui demander :

-      « Can you dance, Ebba, please ? »

Sans un mot, Ebba sourit, se lève et commence à danser, avec fluidité et élégance, comme elle le faisait si bien devant lui puis avec lui tout à l’heure. 

-      « Elle est juste magique c’te fille », pense Djamel. 

La foule autour d’eux a repris son mouvement perpétuel comme si aucun corps intrus ne se trouvait là, immobile à l’horizontal. Des dizaines de pieds frôlent Djamel chaque seconde, mais il ne s’en soucie pas. Son regard, la seule chose en lui qui soit encore mobile, danse avec Ebba. Et lorsque Keith vient fendre la foule suivi de deux pompiers portant une civière, Djamel ne leur prête pas la moindre attention. Il roule doucement des yeux comme Ebba le fait des hanches, il contracte et dilate ses iris –en syncope pour le groove–, et bat la mesure de ses paupières hallucinées, qui couveront longtemps l’image de cette Ebba, la fille venue du froid, danseuse « juste magique ».