samedi 12 décembre 2015

L'on parle bien entendu, plus que jamais, de socialisme, d'émancipation des classes laborieuses, de bien-être donné au peuple, sans même paraître se douter que tant que les accaparements et que les trusts existeront, tant que l'omnipotence des capitaux réunis sera permise, ce sera la féodalité financière et commerciale beaucoup plus redoutable que celle des nobiliaux détruites par la Révolution. 

Joris-Karl Huysmans, Paris, 1901 ou 1902, Carnets de L'Herne

mercredi 11 novembre 2015

Le grand Ludo et la dame aux pigeons



Au croisement du boulevard Bonne Nouvelle, de la rue Saint-Denis et du boulevard Strasbourg Saint-Denis, il y a un rond-point. Au milieu de ce rond-point est sis un arc de pierre. Au cœur de cet arc de pierre, bien couvés par son arcade centrale, il y a des pigeons. Beaucoup de pigeons. Des centaines de pigeons. 

On devine qu’il fut un jour triomphal cet arc, dédié à un certain Ludovico Magno, nom romain d’un roi qui aima trop la guerre, mais davantage encore les dénominations superlatives…De ce triomphe, que reste-t-il aujourd’hui ? Des pigeons, des centaines de pigeons, soldats en retraite d’armées disparues dont le plumage boursouflé et fuligineux trouve abri sous la porte de celui qui fut un jour l’astre solaire d’un grand royaume. Celui-là, avide de jouer encore un rôle, quelqu’il soit, même trois siècles après sa mort, n’a rien trouvé de mieux qu’un pseudo : Ludovic Magne, alias « le grand Ludo », pour se glisser incognito dans le siècle des réseaux et y rallier de nouveaux sujets : les pigeons de la Porte Saint-Denis, seuls êtres bipèdes doués d’intelligence daignant encore faire usage de son soleil usé pour se chauffer le corps. Que ne ferait-on pas pour traverser le temps ?

Il est dix-huit heures et la vie du carrefour bat son plein. Tout le monde circule, tout le monde court. Les travailleurs éreintés courent après une nuit réparatrice, les travailleurs désœuvrés courent au spectacle dans un contre-la-montre effréné contre l’ennui nocturne, les travailleurs excités courent sus aux bières fraiches et aux canons d’afterworks, les travailleurs sans travail courent encore. Tout le monde court, vraiment. Sauf les pigeons. Eux gonflent leurs plumes en écharpes bouffantes, rentrent le bec dedans et affrontent les courants d’air de l’automne sans bouger, stoïques. En bons parisiens, ils affectent une affabilité modérée, ils gardent leurs distances. Ils sont ainsi répartis de façon presque géométrique sur la place, tous dans une position équidistante vis-à-vis de leurs plus proches voisins. Mais le plus étonnant est leur impassibilité. Ils sont là comme des statues de chair, d’os et de plumes, aspirant peut-être à la condition esthétique et figée de celles, en pierre elles, qui ornent la façade de l’arc du grand Ludo. A moins qu’il n’aient cédé, en citadins branchés et dans leur siècle, à la mode des freeze mobs, ces performances artistiques collectives où des individus, informés au préalable par Internet, se passent le mot d’être présents à une heure très précise dans un lieu très précis de la ville, puis, feignant d’y être comme des passants ordinaires, vacants à d’ordinaires activités, s’immobilisent à l’heure dite, laissant les passants réellement ordinaires dans la stupéfaction de ce quotidien subverti, de cet instant, banal une seconde plus tôt, élevé au rang de « moment artistique » par l’effet magique de la résolution collective.

Mais tous les groupes ont leurs rebelles, toutes les entreprises collectives leurs individus récalcitrants, et l’un des pigeons bisets de la place n’a que faire de l’harmonie immobile que s’efforcent de construire ses congénères : il déambule à droite à gauche, dodelinant de la tête avec conviction et plongeant sur le pavé au moindre soupçon de miette. Derrière sa silhouette de dandy, avec son cou d’un beau vert irisé et ses plumes grises rayées de deux impeccables traits noirs, il cache bien sa misère, le biset. Car ce qui le travaille, ce n’est pas l’élégance de son allure, la bonne horizontalité des allers-retours de sa tête, d’avant en arrière puis d’arrière en avant, mais son ventre, désespérément creux. Il a la dalle, le biset, et pour gagner son pain, il n’a d’autre recours que de courir les miettes. Il slalome hardiment entre ses congénères pétrifiés à la recherche d’un éclat de baguette ou d’un vestige de sandwiche. Mais ce soir, la Porte Saint-Denis couve la faim, le soleil pâle de Ludo éclaire un champ de pavés d’une aridité toute minérale promettant une maigre moisson. 

Le biset dandy est encore tout à son exploration de surface quand un frémissement parcourt l’assemblée de ses impassibles semblables, suivi aussitôt d’une explosion de battements d’ailes qui résonnent dans le marbre de l’arche comme les voiles trempées d’un navire claquant dans le vent. Une silhouette humaine vient de s’avancer. Sitôt la première frayeur dominée, les pigeons, à demi envolés, convergent en un essaim roucoulant autour de la forme humaine. Ils l’ont reconnue, cette ombre bienveillante. Ils savent que la coïncidence entre cette démarche lente et cette voix traînante, enrouée s’accompagne toujours d’une pluie miraculeuse, une pluie d’abondance et de joie : une pluie de miettes. La joie vient d’abord, avec le bruit merveilleux du pain sec qui craque dans les mains de la bienfaitrice. Celle-ci extirpe une demi-baguette rassie d’un sac plastique et en brise de gros morceaux entre ses deux mains, rassies elles aussi...geste qui fait déjà quelques heureux, ceux du premier cercle, qui ont su tout de suite prendre les meilleures places. Ensuite vient l’abondance. Brisés encore une fois, les gros morceaux donnent naissance à des bouts de pain de la taille d’un poing d’enfant qui, une fois jetés au milieu de la mêlée, nourrissent des tablées entières de pigeons tapageurs, qui les entament tous en même temps, entre bonne franquette et franche querelle. Elle, la bienfaitrice, salue ces ripailles tumultueuses de petits rires compréhensifs, modérant parfois les coups de becs trop méchants d’invites à la tendresse : « on s’calme mes petits, on s’calme ! Y’en a pour tout l’monde vous verrez ! ».

Autour de l’arche du grand Ludo, les passants s’arrêtent souvent pour cueillir quelques miettes du spectacle. Ce n’est pas qu’ils aiment les pigeons, mais les voir ainsi danser autour de cette dame étrange, emmitouflée dans des habits de toutes sortes, ça fait son petit effet! Avec sa robe bariolée de bohémienne, avec son gilet de pêcheur recouvrant un gros pull noir à fermeture éclair, avec son keffieh palestinien en guise d’écharpe lui couvrant la bouche et avec son foulard berbère lui descendant jusqu’aux yeux, la vieille dame semble une sorte d’esprit protecteur des oiseaux, cosmopolite et syncrétique, planant là parmi les pigeons affamés avec la fluidité et le naturel d’un spectre parmi les armures évidées d'un manoir.

Un passant pourtant ne semble pas sensible au charme magnétique de la scène. A peine a-t-il aperçu la vieille dame qu’il stoppe aussitôt sa marche sur le trottoir d’en face, franchit la rue d’un pas alerte et lui lance une vigoureuse semonce :

-     « Excusez-moi, Madame, vous savez que c’est interdit de nourrir les pigeons ? »
Silence radio de la dame aux pigeons. Sans même tourner la tête, elle continue à casser son pain et à en jeter des morceaux gros comme des poings d’enfants aux ventres à plumes qui les picorent frénétiquement :

-     « Madame, je vous dis que c’est interdit ! »

Silence radio. Bruit de pain qui craque. « Mangez mes petits, mangez ! »

-     « Vous comprenez le français ?

Silence radio. Gloussements de jabots et crépitements de becs. « Doucement mes petits, doucement ! »

-     « Mais pourquoi, vous les nourrissez bordel ? Ils nous emmerdent  ces pigeons : ils chient partout, ils sont dans nos pattes, ils bousillent les bagnoles, les toitures et les trottoirs : c’est des parasites, des bons à rien, les pigeons ? »

Sans le vouloir, le passant vient de toucher la corde sensible de la dame aux pigeons. Elle tourne la tête vers lui et lui répond d’un ton très calme, d’une voix froidement trempée dans la colère :

-    

-     « Ca c’est vous qui l’dites, y nettoient les trottoirs, y bouffent nos merdes maintenant qu’on les bouffe plus, eux ! Faut pas oublier que dans l’temps, y z’étaient bons à bouffer, et on les élevait pour leur viande ; z’étaient aussi bons à voler d’ailleurs, et on les élevait pour leurs ailes ; et vous vous voulez qu’on les laisse crever, qu’on oublie d’un coup tout c’qu’y z’ont fait pour nous ! Z’êtes bien déguelasse, mon vieux ! »

-     « C’est très beau tout ça mais pour moi ils ont rien fait du tout, à part du bruit et des fientes... »

« Z’êtes bien de votre époque vous ! Le passé, on s’en fiche ! Y’a qu’une chose qui compte : c’qu’on a sous l’nez ! Mais les anciens combattants, z’allez pas leur sucrer leur pension tout ça parce que c’était y’a un d’mi-siècle qu’y sont allés s’trouer pour vot’ bon plaisir ! C’est p’têt’ pas des Poilus vu qu’y sont du genre Plumés, mais c’est pareil ! Les pigeons c’étaient des héros de la nation, des patriotes sur les champs d’bataille ! Y r’tournaient toujours à l’état major avec leur message ; y’avait pas de déserteurs chez les pigeons, c’étaient des héros ! Pendant la grande boucherie de 14-18, y’en a même qu’ont eu la croix de guerre ! Allez-y voir, dans les livres d’histoire au lieu d’emmerder les pigeons, et vous verrez ! Cher Ami, qu’y s’appelait, de la 77ème division d’infanterie américaine, il a sauvé 200 poilus en portant son message avec une balle dans l’ventre...»

-     « Alors là bravo, bravo Cher Ami, j’espère qu’on lui a fait des funérailles nationales à celui-là ! »

-     « Ça j’en sais rien mais ils lui ont donné la médaille et y l’ont empaillé à la Smithsonian Institution, à Washington, mon bon Monsieur ! »

-      « Magnifique, c’est magnifique ! Dès que je prends des vacances là-bas, je vais pas voir l’Empire State ni le Yellowstone, ni le Grand canyon, je crois que je vais aller voir votre pigeon ! Mais c’est vrai, ça, on en voit pas en vacances des pigeons, ça nous manque, et puis toute l’année on en voit que des boiteux débiles et pollués, là je pourrais voir un vrai pigeon d’élite, un super-pigeon ! »

-     « Ouais c’est ça, foutez-vous de moi ! T’façon, c’est pas la peine de discuter avec des gens comme vous, vous comprenez rien ! Z’avez des habits propres, des maisons propres, des familles propres alors vous voulez des villes propres avec des rues et des trottoirs propres ! Y’a même que ça qui compte : qu'ce soit chiant ou dangereux c’est pas grave, tant que c’est propre ! Bah moi vous voyez, j’ai pas d’maison, j’m’habille chez Récup’ et j’pue à trois mètres, donc c’est vrai qu’on a pas les mêmes besoins ! »

-     Ok ! J’veux bien qu’on soit pas du même monde. Vous êtes à la rue et ça doit pas être facile...mais comprenez-bien, j’veux pas les tuer les pigeons moi, j’veux juste qu’y en ait moins, j’veux juste que les gens arrêtent de les nourrir ! Pour ne rien vous cacher, je fais partie du comité de quartier et on a demandé un pigeonnier stérilisateur, mais si vous continuez à les nourrir, ça servira à rien ! Vous pouvez venir les voir, sans les nourrir, non ?! »

-     « Vous êtes marrants, vous ! Vous m’prenez pour la femme qui murmurait à l’oreille des pigeons ou quoi ? J’suis pas magicienne, moi, j’ai pas un sixième sens pour entrer en communication avec eux. Notre seule langue commune, c’est l’pain ; s’ils viennent vers moi, c’est pas pour mes beaux yeux, c’est pour ça ! »

Et comme pour marquer son propos, pour clore sa démonstration, elle sort de son sac plastique une demi-baguette bien sèche qu’elle casse en clamant, comme si son interlocuteur était déjà loin :

-     « Venez-par là, mes tout doux ! Maman a encore du pain pour tout le monde ! Allez, allez, faut s’bouger un peu les vieux ! », puis, se tournant vers le passant, oubliant tout à coup leur différend : « les vieux ou les malades, z'ont plus la force de s'mettre dans la mêlée au premier rang, alors faut les encourager...ou faire diversion pour qu'les plus voraces bouffent pas tout en premier ! ».

Soudain, elle aperçoit le biset dandy, affamé de la première heure, qui fait tout ce qu’il peut pour percer dans le premier cercle mais qui, de facture trop frêle, se fait toujours repousser par les emplumés ventrus qui campent sous le sac plastique. 

-      « Tiens, vous voyez lui, là-bas, le maigre avec le beau cou vert, il est malade ! Y perd du poids chaque semaine, vous voyez comme il a faim...lui, si personne le nourrit, y crève ! » 

Elle lance alors dans sa direction un petit morceau de pain, dans l’espoir qu’il ne déclenche pas aussitôt une lutte acharnée. Peine perdue, à peine le dandy a-t-il aperçu le morceau de pain que trois vigoureux piliers de mêlée se sont jetés dessus. 

-      « Bon c’est pas pour cette fois, mon vieux ! T’as qu’à venir ! Viens ! Vole un peu avec tes ailes ! Faut bien qu’elle te servent à quelque chose ! » 

Elle tient dans sa main un morceau qu’elle lui tend, semblant vraiment espérer qu’il se passe quelque chose, que le biset dandy réagisse. Le passant sourit intérieurement et confirme son verdict au sujet de la vieille dame : « elle complètement allumée celle-là ».

Mais le biset dandy, à jeun depuis une éternité, harassé d’être bredouille, dépité de voir toutes ces miettes pleuvoir autour des lui sans qu’il lui soit possible d’en déguster une seule, prend justement son envol. Il jette l’éponge, prêt à aller cuver son malheur dans quelque gouttière bourbeuse sur un toit de zinc désolé ! Mais alors qu’il s’apprête à quitter  cette mêlée implacable, il aperçoit un morceau de bonheur en suspens, un bout de paradis à portée de bec : un quignon de pain flottant dans l’air à deux battements d’ailes de lui. Son sang ne fait qu’un tour et l’espace d’une seconde, il se fait faucon du roi, faucon du « grand Ludo », et fond sur le morceau de pain comme sur une proie déjà condamnée. La faim est bonne conseillère et du premier coup de bec, il saisit le quignon de pain, avant de s’envoler bien haut, bien loin de ses congénères peu partageurs : 

-     « En v’là un qui crèv’ra pas d’faim ce soir ! », fait la dame au pigeon, ravie !

Le passant, un temps subjugué par la scène, reprend vite ses esprits cyniques et déclare :

-     « Ouais bah je sais pas si c’est une bonne nouvelle ! »

Puis, peut-être pris de remords ou d’un brusque accès d’empathie avec l’œuvre de la bienfaitrice, il ajoute :

-     « Remarque, tant qu’on les nourrit, ces bêtes, elles restent par terre ; dès qu’elles s’envolent, c’est fini, elles vous chient dessus ! C’est peut-être pas plus mal comme ça ! »

-     « Bah voilà...on commence à s’faire raisonnable ! »

Tout en disant cela, la dame aux pigeons retourne son sac plastique pour en éjecter les dernières miettes. Elle le roule en boule et le glisse dans une des poches kangourou de son gilet de pêcheur. Elle fait ensuite demi-tour et s’éloigne dans l’obscurité, non sans avoir lancé à ses protégés la vibrante promesse de revenir le lendemain. Le passant, avec une inspiration et un mouvement de tête désabusés, a repris lui aussi son chemin. Le soleil a poussé le sien jusqu’au crépuscule, disparaissant là-bas, tout au fond, bien après les toits de zinc où quelque part, un biset dandy est occupé à tailler en pièce un morceau de pain dur. Le grand Ludo, lui, voit ses colombins sujets revenir se lover dans la courbe de son arc, qu'il tend de plaisir avant de leur décocher tendrement ce qu’il lui reste de triomphe et de rayonnement.



dimanche 1 novembre 2015


Je crois, je suis sûr que beaucoup d’hommes n’engagent jamais leur être, leur sincérité profonde. Ils vivent à la surface d’eux-mêmes, et le sol humain est si riche que cette mince couche superficielle suffit pour une maigre moisson, qui donne l’illusion d’une véritable destinée.

Georges Bernanos, Journal d'un curé de campagne, 1936.

vendredi 30 octobre 2015

Une soirée « juste magique » - partie 1



-      « Ce soir c’est soirée Erasmus au Mix, à Montparnasse ! Soirée Erasmus, Keith, tu sais c’que ça veut dire ? »
-      « Bah je suis sensé ouais, parce que t’arrêtes pas de m’tanner avec ça depuis qu’t’y vas ! »
-      « Ça veut dire des meufs en pagaille mon gars, du monde entier, qui sont saoules avant d’entrer juste parce qu’elles sont à Pariiiiiiiis tu sais quoi, ça veut dire entrée gratuite pour les internationaux, enfin bref ça veut dire que ce soir, on serre mon gars, et pour pas cher ! »

Djamel est survolté, comme chaque jeudi depuis qu’il a découvert les soirées étudiantes internationales du Mix Club de Montparnasse. Son ami, Keith, franco-américain résidant de la Cité Internationale au nom prédisposé à emballer en soirée –prononcez kiss– n’a pas eu de mal à lui trouver une carte de résident de la fondation des Etats-Unis, originellement attribuée à un certain Chris, mais qui, moyennant quelques clics sur Photoshop, a été rebaptisée du nom de Djamel.

-      « Donc c’est bon, tu viens ? On dit quoi : 11h ? Faut pas y aller trop tard pour que ça reste gratuit… »
-      « Ok ça marche ! T’amènes à boire ? »
-      « Bah ouais mon flash, quoi ! »
-      « Ca roule ! A+ mec »

Le flash est en réalité une flasque, mais le terme a dû être jugé trop ringard par les gardiens de la langue du monde de la nuit, qui ont cru bon de le remplacer par ce vague homonyme anglicisé, lequel a tout de même l’avantage d’évoquer la brièveté avec laquelle le contenant risque d’être descendu ! 

Ce n’est pas parce que Djamel est un buveur spécialement modéré qu’il a choisi la flasque de whisky et ses 20cl de liquide, mais plutôt parce qu’il espère rentrer en boîte avec son alcool, et que pour ce faire, il lui faut cacher au mieux deux choses : sa gueule d’arabe et sa bouteille ! Pour sa gueule d’arabe, il n’y a pas grand-chose à faire, si ce n’est adopter les postures et atours de l’honnête clubber parisien. Pour la bouteille, il a trouvé une technique imparable –en tout cas imparée– qui consiste à la glisser dans une de ses chaussettes, contre sa cheville, et à mettre un pantalon suffisamment ample pour que l’opération soit la plus furtive possible. Etant donné les dimensions somme toute raisonnables de ses chaussettes, le flash s’est donc imposé !

Keith est en retard. Il y a eu une première soirée à la maison du Brésil et Keith étant du genre à suivre le mouvement, il a eu beaucoup de mal à s’extirper de son groupe de potes. Pris par la pulsation de la Batucada et les vapeurs de cachaça, il a bien failli oublier qu’il avait promis à son pote Djamel de mixer avec lui ce soir ! Au moment où il s’est décidé à partir, il venait juste d’atteindre cet état de confiance en soi où la gêne du mauvais danseur commence à se dissoudre dans les caïpirinhas et à laisser place au désir de prendre une jolie fille dans ses bras. Une certaine Rosana avait tout de même eu le temps de lui transmettre, sinon les rudiments techniques du Lambazouk, du moins l’envie de les assimiler pour une prochaine soirée…Il lui avait dit qu’il reviendrait mais que là il avait promis à un de ses amis avec une gueule d’arabe de sortir en boîte avec lui, et que s’il n’y allait pas, celui-ci risquait de se faire refouler à l’entrée de la boîte ! Rosana s’était montrée très solidaire...

-      « Qu’est-ce que t’as foutu, putain », lui balance Djamel quand il sort de la Gare Montparnasse. Il lui tend tout de suite le flash en lui précisant : « Je te préviens, j’ai eu le temps d’en vider la moitié ! ».
-      « C’est bon, mec, y’avait une soirée à la Cité U…j’me suis échauffé c’est tout ! »

Devant cette explication, Djamel pardonne déjà et sourit :

-      « Alors, ça y est t’es chaud, beau gosse ? Y’a intérêt parce que la Cité U, j’crois qu’elle est plus à Montsouris mais ici ma parole ! Depuis tt’à l’heure que ch’uis là, y’a de tout qui défile : y’a d’l’anglaise, y’a d’l’italienne, y’a d’l’a tchèque, y’a même d’la viking mon pote ! »

Il s’interrompt alors pour lui désigner d’un petit coup de menton un monobuste à huit pieds coiffé de quatre pétulantes rivières blondes : quatre jeunes filles, vraisemblablement d’origine germanique ou scandinave, se tiennent bras-dessus bras-dessous et se dirigent vers la file d’attente.
L’intensité du silence dans lequel Djamel se plonge pendant deux secondes et demie révèle à Keith ses intentions :

-      « Tu veux qu’on les aborde c’est ça ? »
-      « Mais carrément ! C’est une mine d’or ces filles…et puis, avec elles, on passe direct ! »

Djamel se baisse, lève en vitesse son pantalon et glisse en un éclair son flash dans sa chaussette droite, avec le naturel dont on use pour ranger un portefeuille dans la poche intérieure d’une veste. En partant, il s’approche tout près de l’oreille de Keith et lui murmure : 

-      « Tu me laisses leur parler d’abord ! Toi, avec ton super-anglais, tu les auras sur la longueur ! »

Sans attendre de réponse, Djamel s’élance vers le monobuste qui a rejoint l’arrière de la queue et s’est défait pour former un gracieux losange aux sommets tout dorés.

-      « Salut les filles », lance Djamel alors qu’il est encore à deux mètres d’elles. Il a les pouces en mousquetons dans les poches avant de son jean et le sourire asymétrique du latin lover certifié conforme, celui qui creuse une fossette sur la joue d’un côté et révèle une blanche canine de conquérant de l’autre :

-      « Hi », répondent sobrement les autres.
-      « Vikings ? », leur fait Djamel en pointant vers elles ses index et majeurs rassemblés en revolver.

Les filles se regardent les unes les autres avec des moues circonspectes et un petit sourire moqueur qui n’aura pas le temps de s’épanouir. Keith, anglophone opportun, fait une entrée phonétiquement correcte :

-      « My friend meant "viking" », dit Keith en prononçant cette fois le « i » à l’anglaise, c’est-à-dire comme un « aïe » français ! « He thinks you are from Scandinavia ! ».

Les filles sourient et acquiescent. Effectivement, elles sont suédoises. Elles ajoutent qu’elles ne sont pas en Erasmus mais seulement de passage à Paris mais qu’on leur a parlé de cette soirée qui est, paraît-il, « awesome » !
Djamel n’est en rien décontenancé par cette entame laborieuse. Il prend le bras de la première suédoise dont il parvient à croiser franchement le regard et passe le sien par-dessous en lui demandant d’un ton suppliant :

-      « You forgive me ? My english is very bad, but I dance better. You see tout à l’heure. What is your name ? » 

Un peu surprise par la manœuvre, la jeune fille, après un bref conciliabule intérieur, décide de laisser son bras à l’inconnu et lui répond :

-      « Ebba »
-      « "Eh bas" ?! ça c’est du nom ! », répond Djamel du tac-au-tac.

Mais Ebba poursuit déjà les présentations et nomme ses trois copines :

-      « And she is Ida, she is Elin and she is Linnéa ! »
-      « Nice to meet you, nice to meet you, nice to meet you », répond Djamel en s’inclinant légèrement à chaque fois, heureux de pouvoir répéter trois fois une expression dont il est à peu près sûr du sens.

La petite prestation de Djamel fait rire les filles, et Keith en profite pour enchaîner avec une explication très sérieuse de leur situation de célibataires en déshérence, menacés de refoulement à l’entrée s’ils n’ont pas pas de représentantes du beau sexe à leur bras. Keith n’a pas l’audace du geste de Djamel, mais il a celle du verbe et le voilà en train d’improviser une tirade shakesparienne dans laquelle il dit remettre leur sort entre leurs mains et promet de ne pas jouer les « relous » si une fois l’obstacle franchi elles préfèrent rester seules.

Son éloquence libérée par les cocktails brésiliens fait mouche et c’est Elin qui lui prend aussitôt le bras en déclamant :

-      « Comme here my Roméo ! »

Arrive bientôt le moment de la fouille au corps et de l’examen de faciès. Djamel est un peu tendu. Mine de rien, ça fait mal de se faire refouler devant tout le monde à cause d’une teinte de peau qui, jugée suspicieuse dans le monde diurne, devient carrément coupable d’office dans le monde nocturne. Cela rend Djamel inhabituellement silencieux. 

Mais les femmes sont souvent très compréhensives avec les faiblesses des hommes dans leur rôle de flambeur : elles savent bien, elles, que c’est du théâtre tout ça et quand la comédie vire au drame pour on ne sait quelle raison et que Don Juan se met à chialer sur l’épaule de Sganarelle, elles sont là pour tenir les planches…du salut.

Ebba, voyant la mine anxieuse de son cavalier et cherchant à maintenir le niveau sonore des conversations au-dessus du seuil de la suspicion, entame ainsi une chanson suédoise aussitôt reprise par ses trois copines. Elles ont des sourires gigantesques et les yeux brillants comme la neige de Stockhölm sous le soleil d’hiver, les quatre nixes venues du froid ! Les deux grosses caisses qui gardent l’entrée de la boîte se laissent secouer par le chant et rigolent un bon coup : c’est pas tous les soirs qu’ils ont une chorale scandinave au Mix ! La fouille au corps en est passablement écourtée. Mais même plus courte, celle de Djamel reste la plus longue –on ne change pas si vite les vieux réflexes ! –. Le vigile lui demande de vider ses poches, d’ouvrir sa veste, puis commence à lui tâter le corps en descendant lentement depuis les côtes jusqu’aux genoux…laissant les chevilles vierges de palpation ! Djamel retient un soupir de soulagement.

Le passage à la caisse est une formalité. Keith et les suédoises sortent leurs papiers d’étrangers homologués, Djamel tend quant à lui sa contrefaçon, laquelle n’éveille aucun soupçon chez la caissière. Celle-ci est certainement trop occupée à passer d’une joue à l’autre un bâton de sucette en tâchant de garder le rythme des basses de la house qui occupe déjà bien l’espace. C’est souvent comme ça dans les boîtes : passés les videurs, les filles ou les mecs à la caisse ont l’air d’être là pour mettre les clients dans l’ambiance, et adoptent le standing du lieu dont ils sont comme un modèle ! Selon la tête du client, celui-ci aura alors l’impression d’être complétement snobé ou au contraire d’être un habtraité en VIP —le rêve ultime—…Djamel, qui entre plutôt dans la première catégorie, n’en prend pas ombrage, puisqu’alors qu’ils se dirigent vers les vestiaires, il glisse à Keith :

-      « T’as vu comme elle est bonne la fille de l’entrée ! J’prendrais bien la place de sa sucette moi ! »  
-      « Putain t’es lourd, mec ! Focus ! On a quatre suédoises à gérer, là ! Te disperse pas sinon c’est elles qui vont se disperser ! »
-      « Ouais t’as raison, gros ! Allez, on va chercher les p’tits drapeaux ! ».

Les « p’tits drapeaux », c’est la trouvaille de l’asso étudiante qui organise la soirée. Il s’agit d’autocollants à l’effigie des drapeaux nationaux d’à peu près tous les pays du monde, que les gens sont sensés choisir en fonction de leur pays d’origine. L’idée est ensuite de se coller son drapeau autocollant quelque part, souvent sur le torse, parfois sur le front pour les blagueurs, sur les pecs pour les crâneurs et sur le haut de seins pour les allumeuses qui mettent ainsi une signalétique à leur décolleté !

Keith la joue posée, réaliste. Il choisit entre ses deux nationalités celle qu’il juge la plus exotique et la plus classe : il se colle une bannière étoilée sur la chemise. GI Joe en permission, classique mais efficace ! Djamel, en boîte, n’a pas de patrie, ou plutôt n’en a qu’une seule : la flambe ! Pour celle-là, il est toujours prêt à reprendre du service et se permet à peu près tout. Il choisit donc non pas un mais deux drapeaux du Vatican qu’il se colle sur les épaules, un de chaque côté, comme des galons d’officier de la marine. Djamel, c’est le moine-soldat de la flambe, prêt pour de plus ou moins saintes croisades, armé de son flash et de son hip-hop ! Les quatre suédoises, quant à elles, n’ont pas cherché à faire les originales : elles forment un quatuor bleu et or simple et harmonieux, redoutablement visible et partant efficace comme produit d’appel à la drague –tout ce que cherche les boîtes d’ailleurs, en rendant gratuites l’entrée pour les femmes– . Djamel et Keith savent qu’ils ne devront pas perdre de temps.

Le groupe descend les escaliers qui mènent au dancefloor. Djamel ne peut pas s’empêcher de zieuter les tables des nababs de la mezzanine, les tables réservées aux groupes à bouteilles, ces dominants du monde de la nuit, ceux qui ne dansent que sur les morceaux qu’ils aiment et claquent des fortunes en bulles et en whisky-coca. Un jour, il aura assez de tune pour se payer une table comme ça à lui tout seul, et là, plus besoin des combines minables "flash-into-the-chaussette" : il invitera tout le monde, fera sauter le Dom Pérignon et aura toujours une fille sous chaque bras : il sera le roi de la nuit !

En bas de l’escalier, les filles manifestent le désir d’aller tout de suite prendre un verre au bar. Djamel esquive habilement, prétendant qu’il préfère commencer la soirée à jeun, histoire de mieux danser. Discrètement, il invite Keith à le suivre aux toilettes. Keith comprend tout de suite et use de son meilleur anglais pour prendre congé de ces demoiselles en leur signifiant qu’ils ne sauraient tarder. Arrivés dans les chiottes, déjà dans un état de submersion et de pestilence avancé, Djamel se met dans un coin, se baisse rapidement pour sortir le flash de sa cachette et le tend à Keith :

-      « Vas-y commence, moi j’ai déjà pas mal tiré ! »
Keith s’envoie une petite gorgée, qui lui arrache néanmoins une belle grimace :
-      « Ah putain…c’est vraiment pour la bonne cause…c’est trop dégueu ton truc… »

Djamel tend la main pour reprendre la fiole de potion magique :

-      « Bah vas-y, donne alors parce qu’on a pas qu’ça à faire. Y’a nos reines des neiges qui fondent dehors ! »
-      « Nan attends… »



Keith connaît la valeur de l’alcool en soirée, et il est prêt à faire un effort. Valeur d’usage bien sûr car sans lui, il faut être un monstre d’assurance pour avoir une seule chance de conclure au milieu de tous les morts de faim complètement pétés qui se frottent à tous les culs et finissent par flirter avec la moindre silhouette aux cheveux longs avant de connaître la forme de son chromosome 23 ; mais valeur d’échange aussi car il n’a pas envie de claquer 30€ pour s’envoyer la même dose d’alcool que celle qu’il y a dans un flash ! Il reprend donc deux petites gorgées, qui lui déforment à nouveau cruellement le visage. Djamel n’a plus qu’à finir cul-sec les deux doigts de whisky restants avant de jeter la bouteille dans la poubelle. Il se tourne alors vers le miroir, fait une petite vérif’ à son look, redonne du brio à sa coiffure en brosse avec un peu d’eau, arrange sa chemise pour qu’elle moule bien son torse tout sec, puis valide d’un tchip du coin de la bouche :

-      « Taille de beau gosse ! On y va mec ! »

Sans attendre la réponse de Keith, il sort des toilettes et se dirige vers le bar. Les doses de whisky prises dans la dernière demi-heure commencent à faire leur effet et Djamel est en train de changer d’état. Il ressent dans tout son corps la pulsation des basses, la chaleur de l’alcool est en train de diffuser en lui son sérum de confiance, c’est-à-dire de puissance et la musique et l’alcool sont en train de l’habiller de son uniforme favori : celui du clubber chaud bouillant ! 

Il marche la tête haute, le torse bombé, son regard perçant la foule coagulée pour aller côtoyer les horizons. Il bouscule un peu tout le monde avec une conviction extrême, comme si se frayer un chemin parmi la foule était une sorte de mission sacrée. Personne ne s’en formalise. Quand il croise une bombe, son regard redescend brutalement de l’horizon indéfini où il nébule pour aller se planter dans la fente d’un décolleté ou dans le poli d’un cul magiquement moulé. Personne ne s’en formalise.