dimanche 13 septembre 2015

Jeux du cirque au square James Joyce


Trois nounous viennent de faire une entrée triomphale dans le square James Joyce du quartier de la gare. Leurs trois poussettes en formation serrée sont habillées d’un essaim de bambins de 2 à 4 ans qui, sitôt la grille verte franchie, explosent en un feu d’artifice de cris et de trajectoires chaotiques. Visiblement, les toboggans, les tourniquets et les balançoires ont une attraction gravitationnelle décuplée dès qu’entrent dans leur champ d’action des créatures bipèdes de moins d’1m.

Un homme, mollement assis sur un banc de bois vert et vaguement occupé à lire un de ces gigantesques articles dont le Monde Diplomatique a le secret et qui vous font comprendre la nécessité d’une parution mensuelle, lève les yeux quelques secondes. Il charge son regard des lignes entremêlées et multicolores du feu d’artifice juvénile qui a lieu devant lui, avant de retourner à ses lignes droites et noires, non sans le soupir convenu du lecteur qui sait qu’il va devoir aiguiser sa concentration pour demeurer inaccessible à la rumeur du monde.

Les petits d’homme, eux, prennent leur position, chacun conformément à ses possibilités motrices et à sa condition sociale. Les bébés sont peu mobiles, trop dépendants qu’ils sont de la marche énergique des nounous et de la coopération des roulettes de leur poussette. Leur plus grand pouvoir d’action sur le monde est un pouvoir vocal : le cri. Pour l’heure, fort heureusement pour la lecture du promeneur et la conversation des nounous, ils n’en font pas usage. On supposera qu’ils dorment à poings fermés, rêvant d’apaisantes tétées. La classe moyenne de cette microsociété, à peu près homologue à la classe d’âge 1-2 ans, est composée des quadrupèdes. Il s’agit d’une petite escouade d’explorateurs aussi bavards que baveux qui décrivent, autour de leur centre d’intérêt du moment, des cercles kabbalistiques dont l’interprétation mettrait à la peine les meilleurs chiromanciens. Enfin, il y a les dominants. Ce sont les bipèdes confirmés, qui ont entre deux et quatre ans, et dont le pas serein et fier manifeste la longue expérience du terrain. Il sont loin, eux, des excitations puériles de l’âge quadrupède. Ils courent aussi, mais contrairement à ces baveux de rase-moquettes, ils le font debout et savent très bien vers où. Au premier abord, on en distingue trois de cette espèce : un petit brun à l’ensemble élégant, ceinture marron assortie aux chaussures bien vernies, un petit asiatique au visage expressif réglé comme une machine binaire — 0 : « je pleure » 1 : « je me marre » — et enfin un petit blond courant partout, les cheveux coiffés au fer à repasser et un filet translucide et gluant faisant du yoyo sous son nez tout mignon.

Le petit brun et le petit asiatique ne cessent de se courir l’un après l’autre. Si l’un fait une chose, l’autre l’imite ; si l’un change de jeu, l’autre le suit. C’est un ballet trépidant, nourri de rires, de chutes et de frayeurs, à l’harmonie toute preljocajienne. Mais il est difficile, même aux grands artistes, de faire durer une telle symbiose. Très vite, les passions les plus ténébreuses, les plus enfouies, refont surface, et aucun compromis avec l’autre n’est plus possible. C’est ainsi que naissent les drames. Au square James Joyce du quartier de la Gare, un drame est en train de se nouer autour des rênes pétrifiées —il faut dire qu’elles sont en bois— d’un petit cheval à ressort, dont la seule vocation est d’aller d’arrière en avant et d’avant en arrière lorsqu’il est monté par un jeune bipède. C’est le petit asiatique qui joue ici ce rôle. Il a trouvé le premier l’attraction, et le petit brun l’y a tout de suite rejoint. Lui qui jusqu’alors la dédaignait merveilleusement, l’a trouvée soudain passionnante dès lors qu’elle a fait l’objet de l’attention d’un autre : un bel exemple de « désir mimétique », nous dirait René Girard.

Le petit brun est debout face à l’oiseau à ressort. Il ne bouge pas, n’essaye pas d’en déloger son copain, ne lui crie pas dessus. Ce qui l’amuse, c’est simplement de mettre ses mains sur celles de son copain quand celui-ci commence à se balancer et de bloquer petit à petit son mouvement. Le petit asiatique, n’arrivant plus à défaire ses mains de l’étau, est gêné pour se balancer et passe très vite en mode 1, c’est à dire qu’il se met à pleurer. Fasciné, le petit brun, tout en scrutant le visage de son souffre-douleur, y guettant les déformations qui annoncent le changement de mode, relève alors ses mains et observe le petit asiatique repasser en mode 0, c’est-à-dire se remettre à rire presqu’aussi vite que les premières larmes lui sont venues. Tant qu’aucune crise de douleur ou de désespoir ne déchire le ciel de Paris d’un cri strident et prolongé, l’autorité placide des nounous ne se dérange pas. Celles-ci pensent simplement : « qu’ils apprennent la dure loi des hommes. Bienvenue dans la jungle, mes petits ! » et continuent leurs discussions.



Mais la patience du petit asiatique a ses limites. Au bout de quelques tours du jeu que lui impose son camarade, le passage du mode 1 au mode 0 ne se fait plus avec la même fluidité. Des saccades de sanglots font suite aux rires nés du balancement, rires qui d’ailleurs éclatent de moins en moins franchement. Et puis tout à coup, sans que rien n’ait changé dans l’attitude du petit brun, la crise éclate. Un palier intérieur a été secrètement franchi dans le mécanisme psychique du petit asiatique, conduisant à l’irréversible. Cela se produit en trois temps. D’abord, quelques sanglots étouffés sortent de sa gorge, peu intenses mais anormalement longs. Les nounous suspendent leur conversation. Ensuite vient l’interminable temps suspendu du spasme du sanglot, ce moment de vide sidéral et de silence stupéfiant où l’enfant qui pleure semble chercher dans les tréfonds de sa poitrine l’air nouveau qui lui redonnera le courage d’affronter la vie. Cela ne dure que trois secondes, mais elles sont si intenses que ce n’est pas seulement l’air alentour qu’elles aspirent mais le temps des autres, dont les regards sont suspendus aux lèvres qui bleuissent de l’enfant. Enfin vient le cri, comme une sirène d’alarme et comme un soulagement. Mais si puissant et long soit-il, ce cri ne pétrifie pas l’action : il y invite. Ainsi, le petit brun fait quelques pas en arrière, effrayé par ce qu’il vient de déclencher ; les nounous, elles, se précipitent vers l’oiseau à ressort, l’une s’adressant à la victime « Qu’est-ce qu’il y a Renan ? ça va aller, ça va aller » l’autre à son bourreau « qu’est-ce que tu lui as encore fait Mattéo ? Tu peux pas jouer normalement ! Allez, tu vas au coin ! ».

Mattéo ne se fait pas prier. Il sait qu’ici, « le coin », ça veut dire le « banc vert, là-bas au fond ». Il se met à courir, le visage impassible mais à une allure qui fait penser qu’il a l’air content de quitter la scène du crime et sa désagréable cacophonie. Il s’assoit docilement sur le banc et attend qu’un nouveau décret ne vienne sceller son sort. Pendant ce temps, deux nounous tâchent de consoler Renan, ce qui, une fois l’ennemi en allé et la sollicitude des supérieurs obtenue, n’est plus très difficile. Les nounous connaissent leurs troupes : elles savent comment les galvaniser avant l’épreuve et comment les remobiliser après l’échec. Une des méthodes consiste à détourner leur attention de l’objet —ou du sujet— de leur souci. Ici, le souci, c’est Mattéo, alors les nounous invitent en chœur Renan à se tourner vers Camille, qui joue, là-bas tout seul, « le pauvre »...elles insistent sur la triste condition du petit Camille, le petit blond esseulé à l’éternelle stalactite sous le nez. Et ça marche à tous les coups ! Aussitôt, Renan repasse en mode 0 : il a la banane ! Lui la victime immolée par le méchant Mattéo, lui qu’on empêche de s’amuser en lui bloquant les mains alors qu’il n’a rien fait, lui avec qui on a été méchant, eh bah il va pouvoir être gentil avec un autre, et même que Mattéo il pourra même pas jouer avec eux...

Camille est bonne poire : il accueille tout naturellement ce nouvel ami qui, tant que les choses se passaient à peu près bien avec Mattéo, ne lui accordait pas la moindre attention. Ils s’échauffent avec un petit trappe-trappe, approfondissent en faisant une tournée des toboggans, enchaînent avec une balançoire à bascule enfiévrée avant de s’octroyer un bain de foule régénérateur parmi les rase-moquettes. Ah comme il est doux aux élites bipèdes de se mêler le temps d’une excursion à la plèbe à quatre pattes, de savourer la suprématie de sa gamme de motricité et de regarder de haut les errements des « petits », incapables de monter sur quoi que ce soit.

De son côté, le lecteur du Monde Diplomatique a baissé les bras. Une longueur a eu raison de sa patience, certainement celle d’une dialectique laborieuse d’un article théorique à moins que ce ne soit celle du cri déchirant de Renan. Quoi qu’il en soit, le lecteur a cessé de lire et, sans s’en rendre compte, s’est laissé absorber par le spectacle vivant qu’offre l’aire de jeux. C’est qu’ils sont incroyablement vivants ces gamins, tout entiers voués au présent ! Ils veulent faire quelque chose, ils le font, ils sont contents, ils rigolent, ils sont tristes, ils pleurent ! Ils se fascinent pour la moindre découverte —les quadrupèdes surtout—, font les mêmes gestes des centaines de fois sans se lasser, observent méticuleusement les émotions des autres, scrutent leurs traits quand ils pleurent, les aident parfois à pleurer plus encore — comme Mattéo avec Renan— ou au contraire les consolent en leur caressant le visage et en murmurant « c’est pas grave ». Ce sont des hommes d’action, des explorateurs infatigables de l’instant, qui parlent peu et agissent beaucoup. Quand leur bouche s’ouvre, c’est pour l’essentiel, c’est-à-dire pas des mots, mais des rires, des sanglots ou des cris.

La punition de Mattéo est terminée. Une des nounous se tourne vers lui et d’un geste du bras magnanime le libère de ses chaînes morales : « c’est bon Mattéo, tu peux aller jouer ». Le petit bonhomme ne se fait pas prier. Bien mis dans son petit ensemble assorti, il court vers Renan et Camille qui jouent à monter et descendre le plus vite possible d’un grand ensemble de jeux, avec toile d’araignée en cordes, passerelle de bois et multi-toboggans à la sortie. Mattéo entre dans la danse avec naturel. Il monte à toute vitesse la toile d’araignée, court sur le ponton comme un dératé et se jette dans le toboggan en riant aux éclats. Au bout de quelques tours de ce manège, quelque chose de sidérant se produit, bien dissimulé sous le masque de la banalité. Mattéo vient de descendre le toboggan, mais au lieu de continuer le tour comme à l’accoutumée en se ruant vers la toile d’araignées pour remonter sur le jeu, il se retourne et attend la glissade de Renan. Renan descend comme à son habitude, ne s’aperçoit même pas que Mattéo l’attend en bas et se retrouve nez-à-nez avec celui-ci qui ouvre ses bras pour l’accueillir. Tous les deux se mettent à rire, mais très vite Mattéo s’enfuit en courant vers un autre jeu. Là, Renan hésite une seconde, puis prend joyeusement le pas de son ex-tortionnaire de copain, laissant planté là Camille qui vient tout juste d’arriver au toboggan, son yoyo sous le nez oscillant dangereusement.

Le lecteur du Monde Diplomatique assiste médusé à la scène et à son prolongement dans une indifférence partagée de Renan et Mattéo pour Camille, lequel rapplique pour être à nouveau de la partie et essuie de cuisants revers de désintérêts. Comment se peut-il, pense le lecteur, que Renan soit si peu rancunier à l’égard de Mattéo et si ingrat envers Camille ? Comment se peut-il que ces gamins, qui ne connaissent rien à la morale, fasse preuve d’un génie quasi-sadien au moment d’en bafouer les règles ? Le lecteur se sent soudain mal-à-l’aise, il voudrait agir. Face aux problèmes géopolitiques que traite Le Monde Diplo, il n’y a pas de mal à se sentir impuissant, et à se contenter d’adhérer aux amis du journal ou à ATTAC ! Mais là, il ne s’agit pas du conflit israélo-palestinien ni des bases militaires étasuniennes indûment disséminées sur la planète ni de l’oppression des tibétains par une Chine intouchable : il s’agit de deux blancs-becs en culotte courte qui se rendent complices d’un crime de lèse-fraternité ! Ils sont incapables de reconnaître leur commune humanité avec celle de Camille, pourtant leur frère en ce bas monde.

Le lecteur sent en lui sourdre la colère des justes. Il se lève et se dirige d’un pas ferme vers l’aréopage fermé des nounous. Étonnées d’une telle visite, elles se tournent vers lui. Il les salue et s’efforce de prendre un ton neutre pour leur déclarer :

- « Vous savez, j’ai l’impression que le petit garçon blond, là-bas, n’est pas très aimé ! Il jouait avec le petit asiatique, et d’un seul coup, quand le petit brun est arrivé, il s’est retrouvé tout seul et les autres l’ont parfaitement ignoré ! »
- « Ah oui », répond l’une d’entre elles, « c’est Camille. Le mercredi, quand Renan n’est pas là, c’est le meilleur ami de Mattéo. Mais dès que Renan et Mattéo sont ensembles, ils l’ignorent complètement. C’est juste que Camille a un an de moins et à cet âge, c’est beaucoup... »
- « Ah...il a un an de moins. On ne dirait pas avec sa taille ! »
- « Oui, il est grand pour son âge. Mais dans les jeux, l’expression et tout ça, ça se voit quand même ! »
- « D’accord, je vois ! »
- «  Mais je comprends que ça vous choque. C’est un peu les jeux du cirque entre les enfants des fois : ils peuvent être impitoyables ! Après, on ne peut pas intervenir tout le temps. Il faut qu’ils apprennent à se débrouiller par eux-mêmes. »
- « Oui c’est sûr... », consent le lecteur d’une petite voix.

Il remercie ces dames pour leurs éclairages et, un peu confus d’avoir reçu une leçon de realpolitik par une nourrice, se décide à quitter cette implacable arène où les passions humaines en formation s’expriment à l’état sauvage et ne sont que mollement domestiquées par la main pragmatique des nounous. Au moment de refermer la porte du square, il se retourne une dernière fois : les petits gladiateurs sont toujours en prise avec l’indomptable présent, occupant l’espace de toute la puissance de leurs désirs de mouvement. Les quadrupèdes n’en finissent pas d’explorer leur rayon d’action de quelques mètres carrés. Mattéo et Renan courent autour d’un oiseau à ressort. Camille est seul et fait du toboggan.