Trois nounous viennent de faire une entrée triomphale dans
le square James Joyce du quartier de la gare. Leurs trois poussettes en
formation serrée sont habillées d’un essaim de bambins de 2 à 4 ans qui, sitôt
la grille verte franchie, explosent en un feu d’artifice de cris et de
trajectoires chaotiques. Visiblement, les toboggans, les tourniquets et les
balançoires ont une attraction gravitationnelle décuplée dès qu’entrent dans
leur champ d’action des créatures bipèdes de moins d’1m.
Un homme, mollement assis sur un banc de bois vert et
vaguement occupé à lire un de ces gigantesques articles dont le Monde
Diplomatique a le secret et qui vous font comprendre la nécessité d’une
parution mensuelle, lève les yeux quelques secondes. Il charge son regard des
lignes entremêlées et multicolores du feu d’artifice juvénile qui a lieu devant
lui, avant de retourner à ses lignes droites et noires, non sans le soupir
convenu du lecteur qui sait qu’il va devoir aiguiser sa concentration pour
demeurer inaccessible à la rumeur du monde.
Les petits d’homme, eux, prennent leur position, chacun
conformément à ses possibilités motrices et à sa condition sociale. Les bébés sont peu mobiles, trop dépendants qu’ils sont de la marche énergique
des nounous et de la coopération des roulettes de leur poussette. Leur plus
grand pouvoir d’action sur le monde est un pouvoir vocal : le cri. Pour
l’heure, fort heureusement pour la lecture du promeneur et la conversation des
nounous, ils n’en font pas usage. On supposera qu’ils dorment à poings fermés,
rêvant d’apaisantes tétées. La classe moyenne de cette microsociété, à peu près
homologue à la classe d’âge 1-2 ans, est composée des quadrupèdes. Il s’agit
d’une petite escouade d’explorateurs aussi bavards que baveux qui décrivent,
autour de leur centre d’intérêt du moment, des cercles kabbalistiques dont l’interprétation
mettrait à la peine les meilleurs chiromanciens. Enfin, il y a les dominants.
Ce sont les bipèdes confirmés, qui ont entre deux et quatre ans, et dont le pas
serein et fier manifeste la longue expérience du terrain. Il sont loin, eux,
des excitations puériles de l’âge quadrupède. Ils courent aussi, mais contrairement
à ces baveux de rase-moquettes, ils le font debout et savent très bien vers où.
Au premier abord, on en distingue trois de cette espèce : un petit brun à
l’ensemble élégant, ceinture marron assortie aux chaussures bien vernies, un petit
asiatique au visage expressif réglé comme une machine binaire — 0 :
« je pleure » 1 : « je me marre » — et enfin un
petit blond courant partout, les cheveux coiffés au fer à repasser et un filet translucide
et gluant faisant du yoyo sous son nez tout mignon.
Le petit brun et le petit asiatique ne cessent de se courir
l’un après l’autre. Si l’un fait une chose, l’autre l’imite ; si l’un
change de jeu, l’autre le suit. C’est un ballet trépidant, nourri de rires, de
chutes et de frayeurs, à l’harmonie toute preljocajienne. Mais il est
difficile, même aux grands artistes, de faire durer une telle symbiose. Très
vite, les passions les plus ténébreuses, les plus enfouies, refont surface, et
aucun compromis avec l’autre n’est plus possible. C’est ainsi que naissent les
drames. Au square James Joyce du quartier de la Gare, un drame est en train de
se nouer autour des rênes pétrifiées —il faut dire qu’elles sont en bois— d’un
petit cheval à ressort, dont la seule vocation est d’aller d’arrière en avant et
d’avant en arrière lorsqu’il est monté par un jeune bipède. C’est le petit
asiatique qui joue ici ce rôle. Il a trouvé le premier l’attraction, et le
petit brun l’y a tout de suite rejoint. Lui qui jusqu’alors la dédaignait
merveilleusement, l’a trouvée soudain passionnante dès lors qu’elle a fait
l’objet de l’attention d’un autre : un bel exemple de « désir
mimétique », nous dirait René Girard.
Le petit brun est debout face à l’oiseau à ressort. Il ne
bouge pas, n’essaye pas d’en déloger son copain, ne lui crie pas dessus. Ce qui
l’amuse, c’est simplement de mettre ses mains sur celles de son copain quand
celui-ci commence à se balancer et de bloquer petit à petit son mouvement. Le
petit asiatique, n’arrivant plus à défaire ses mains de l’étau, est gêné pour
se balancer et passe très vite en mode 1, c’est à dire qu’il se met à pleurer. Fasciné,
le petit brun, tout en scrutant le visage de son souffre-douleur, y guettant
les déformations qui annoncent le changement de mode, relève alors ses mains et
observe le petit asiatique repasser en mode 0, c’est-à-dire se remettre à rire
presqu’aussi vite que les premières larmes lui sont venues. Tant qu’aucune
crise de douleur ou de désespoir ne déchire le ciel de Paris d’un cri strident
et prolongé, l’autorité placide des nounous ne se dérange pas. Celles-ci pensent simplement : « qu’ils apprennent la dure loi
des hommes. Bienvenue dans la jungle, mes petits ! » et continuent
leurs discussions.
Mais la patience du petit asiatique a ses limites. Au bout
de quelques tours du jeu que lui impose son camarade, le passage du mode 1 au
mode 0 ne se fait plus avec la même fluidité. Des saccades de sanglots font
suite aux rires nés du balancement, rires qui d’ailleurs éclatent de moins en
moins franchement. Et puis tout à coup, sans que rien n’ait changé dans
l’attitude du petit brun, la crise éclate. Un palier intérieur a été
secrètement franchi dans le mécanisme psychique du petit asiatique, conduisant
à l’irréversible. Cela se produit en trois temps. D’abord, quelques sanglots
étouffés sortent de sa gorge, peu intenses mais anormalement longs. Les nounous
suspendent leur conversation. Ensuite vient l’interminable temps suspendu du spasme du sanglot, ce moment de vide
sidéral et de silence stupéfiant où l’enfant qui pleure semble chercher dans
les tréfonds de sa poitrine l’air nouveau qui lui redonnera le courage d’affronter
la vie. Cela ne dure que trois secondes, mais elles sont si intenses que ce
n’est pas seulement l’air alentour qu’elles aspirent mais le temps des autres, dont
les regards sont suspendus aux lèvres qui bleuissent de l’enfant. Enfin vient
le cri, comme une sirène d’alarme et comme un soulagement. Mais si puissant et
long soit-il, ce cri ne pétrifie pas l’action : il y invite. Ainsi, le
petit brun fait quelques pas en arrière, effrayé par ce qu’il vient de
déclencher ; les nounous, elles, se précipitent vers l’oiseau à ressort,
l’une s’adressant à la victime « Qu’est-ce qu’il y a Renan ? ça va
aller, ça va aller » l’autre à son bourreau « qu’est-ce que tu lui as
encore fait Mattéo ? Tu peux pas jouer normalement ! Allez, tu vas au
coin ! ».
Mattéo ne se fait pas prier. Il sait qu’ici, « le
coin », ça veut dire le « banc vert, là-bas au fond ». Il se met
à courir, le visage impassible mais à une allure qui fait penser qu’il a l’air
content de quitter la scène du crime et sa désagréable cacophonie. Il s’assoit
docilement sur le banc et attend qu’un nouveau décret ne vienne sceller son
sort. Pendant ce temps, deux nounous tâchent de consoler Renan, ce qui, une
fois l’ennemi en allé et la sollicitude des supérieurs obtenue, n’est plus très
difficile. Les nounous connaissent leurs troupes : elles savent comment
les galvaniser avant l’épreuve et comment les remobiliser après l’échec. Une
des méthodes consiste à détourner leur attention de l’objet —ou du sujet— de leur
souci. Ici, le souci, c’est Mattéo, alors les nounous invitent en chœur Renan à
se tourner vers Camille, qui joue, là-bas tout seul, « le
pauvre »...elles insistent sur la triste condition du petit Camille, le
petit blond esseulé à l’éternelle stalactite sous le nez. Et ça marche à tous
les coups ! Aussitôt, Renan repasse en mode 0 : il a la banane !
Lui la victime immolée par le méchant Mattéo, lui qu’on empêche de s’amuser en
lui bloquant les mains alors qu’il n’a rien fait, lui avec qui on a été méchant,
eh bah il va pouvoir être gentil avec un autre, et même que Mattéo il pourra
même pas jouer avec eux...
Camille est bonne poire : il accueille tout
naturellement ce nouvel ami qui, tant que les choses se passaient à peu près
bien avec Mattéo, ne lui accordait pas la moindre attention. Ils s’échauffent
avec un petit trappe-trappe, approfondissent en faisant une tournée des
toboggans, enchaînent avec une balançoire à bascule enfiévrée avant de
s’octroyer un bain de foule régénérateur parmi les rase-moquettes. Ah comme il
est doux aux élites bipèdes de se mêler le temps d’une excursion à la plèbe à quatre pattes, de savourer la suprématie de sa gamme de motricité et de regarder
de haut les errements des « petits », incapables de monter sur quoi
que ce soit.
De son côté, le lecteur du Monde Diplomatique a baissé les
bras. Une longueur a eu raison de sa
patience, certainement celle d’une dialectique laborieuse d’un article théorique à moins que ce ne soit
celle du cri déchirant de Renan. Quoi qu’il en soit, le lecteur a cessé de lire
et, sans s’en rendre compte, s’est laissé absorber par le spectacle vivant
qu’offre l’aire de jeux. C’est qu’ils sont incroyablement vivants ces
gamins, tout entiers voués au présent ! Ils veulent faire quelque chose,
ils le font, ils sont contents, ils rigolent, ils sont tristes, ils
pleurent ! Ils se fascinent pour la moindre découverte —les quadrupèdes
surtout—, font les mêmes gestes des centaines de fois sans se lasser, observent
méticuleusement les émotions des autres, scrutent leurs traits quand ils
pleurent, les aident parfois à pleurer plus encore — comme Mattéo avec Renan—
ou au contraire les consolent en leur caressant le visage et en murmurant
« c’est pas grave ». Ce sont des hommes d’action, des explorateurs
infatigables de l’instant, qui parlent peu et agissent beaucoup. Quand leur
bouche s’ouvre, c’est pour l’essentiel, c’est-à-dire pas des mots, mais des
rires, des sanglots ou des cris.
La punition de Mattéo est terminée. Une des nounous se tourne
vers lui et d’un geste du bras magnanime le libère de ses chaînes
morales : « c’est bon Mattéo, tu peux aller jouer ». Le petit
bonhomme ne se fait pas prier. Bien mis dans son petit ensemble assorti, il
court vers Renan et Camille qui jouent à monter et descendre le plus vite
possible d’un grand ensemble de jeux, avec toile d’araignée en cordes,
passerelle de bois et multi-toboggans à la sortie. Mattéo entre dans la danse
avec naturel. Il monte à toute vitesse la toile d’araignée, court sur le ponton
comme un dératé et se jette dans le toboggan en riant aux éclats. Au bout de
quelques tours de ce manège, quelque chose de sidérant se produit, bien
dissimulé sous le masque de la banalité. Mattéo vient de descendre le toboggan,
mais au lieu de continuer le tour comme à l’accoutumée en se ruant vers la
toile d’araignées pour remonter sur le jeu, il se retourne et attend la
glissade de Renan. Renan descend comme à son habitude, ne s’aperçoit même pas
que Mattéo l’attend en bas et se retrouve nez-à-nez avec celui-ci qui ouvre ses
bras pour l’accueillir. Tous les deux se mettent à rire, mais très vite Mattéo
s’enfuit en courant vers un autre jeu. Là, Renan hésite une seconde, puis prend
joyeusement le pas de son ex-tortionnaire de copain, laissant planté là Camille
qui vient tout juste d’arriver au toboggan, son yoyo sous le nez oscillant
dangereusement.
Le lecteur du Monde Diplomatique assiste médusé à la scène
et à son prolongement dans une indifférence partagée de Renan et Mattéo pour
Camille, lequel rapplique pour être à nouveau de la partie et essuie de
cuisants revers de désintérêts. Comment se peut-il, pense le lecteur, que Renan
soit si peu rancunier à l’égard de Mattéo et si ingrat envers Camille ? Comment
se peut-il que ces gamins, qui ne connaissent rien à la morale, fasse preuve
d’un génie quasi-sadien au moment d’en bafouer les règles ? Le lecteur se
sent soudain mal-à-l’aise, il voudrait agir. Face aux problèmes géopolitiques
que traite Le Monde Diplo, il n’y a pas de mal à se sentir impuissant, et à se
contenter d’adhérer aux amis du journal ou à ATTAC ! Mais là, il ne s’agit
pas du conflit israélo-palestinien ni des bases militaires étasuniennes
indûment disséminées sur la planète ni de l’oppression des tibétains par une
Chine intouchable : il s’agit de deux blancs-becs en culotte courte qui se
rendent complices d’un crime de lèse-fraternité ! Ils sont incapables de reconnaître
leur commune humanité avec celle de Camille, pourtant leur frère en ce bas monde.
Le lecteur sent en lui sourdre la colère des justes. Il se
lève et se dirige d’un pas ferme vers l’aréopage fermé des nounous. Étonnées d’une
telle visite, elles se tournent vers lui. Il les salue et s’efforce de prendre
un ton neutre pour leur déclarer :
- « Vous savez, j’ai l’impression que le petit garçon
blond, là-bas, n’est pas très aimé ! Il jouait avec le petit asiatique, et
d’un seul coup, quand le petit brun est arrivé, il s’est retrouvé tout seul et
les autres l’ont parfaitement ignoré ! »
- « Ah oui », répond l’une d’entre elles, « c’est
Camille. Le mercredi, quand Renan n’est pas là, c’est le meilleur ami de
Mattéo. Mais dès que Renan et Mattéo sont ensembles, ils l’ignorent
complètement. C’est juste que Camille a un an de moins et à cet âge, c’est
beaucoup... »
- « Ah...il a un an de moins. On ne dirait pas avec sa
taille ! »
- « Oui, il est grand pour son âge. Mais dans les jeux,
l’expression et tout ça, ça se voit quand même ! »
- « D’accord, je vois ! »
- « Mais je comprends que ça vous choque. C’est un peu
les jeux du cirque entre les enfants des fois : ils peuvent être
impitoyables ! Après, on ne peut pas intervenir tout le temps. Il faut qu’ils
apprennent à se débrouiller par eux-mêmes. »
- « Oui c’est sûr... », consent le lecteur d’une
petite voix.
Il remercie ces dames pour leurs éclairages et, un peu
confus d’avoir reçu une leçon de realpolitik par une nourrice, se décide à
quitter cette implacable arène où les passions humaines en formation s’expriment
à l’état sauvage et ne sont que mollement domestiquées par la main pragmatique
des nounous. Au moment de refermer la porte du square, il se retourne une dernière
fois : les petits gladiateurs sont toujours en prise avec l’indomptable
présent, occupant l’espace de toute la puissance de leurs désirs de mouvement.
Les quadrupèdes n’en finissent pas d’explorer leur rayon d’action de quelques
mètres carrés. Mattéo et Renan courent autour d’un oiseau à ressort. Camille
est seul et fait du toboggan.