vendredi 21 août 2015

Temps mort au Café des Temps



C’est le creux de l’après-midi au Café des Temps de la Bibliothèque Nationale de France. Septembre sonde l’automne d’un pied gauche ; la chaleur et la clarté sereines qui baignent la pépinière du rez-de-jardin sont encore de l’été. Les vapeurs de café l’emportent largement sur toutes les autres, comme les tables silencieuses le font sur celles qu’anime une conversation. Pas feutrés sur la moquette rouge, coudes pointus sur les tables grasses et regards vagues dans leur café noir, les chercheurs prennent la pause.

Historiens, philosophes, linguistes, sociologues et autres travailleurs du livre ou de l’écrit viennent se délier le cou et les doigts et s’expurger du silence pesant de la lecture profonde. Qu’ils soupirent ou qu’ils parlent, c’est un bourdon discret qui se forme dans l’enclos de verre, loin du brouhaha des cafétérias universitaires.

A un coin du café, près de la vitre qui donne sur le jardin, un doctorant joue à plier une touillette de plastique dans un gobelet vide. Il est assis à une table haute, une jambe en appui sur le repose-pied du tabouret inamovible, l’autre pendue dans le vide de la tour des Temps. Il a fini son espresso trop vite et cherche un moyen de ne pas se sentir tout de suite obligé de retourner se pencher studieusement sur son complexe numérico-livresque, au poste 116 de la salle K (c’est la salle Philosophie-Religion qu’il a choisie non pour la garniture de ses rayons mais pour sa proximité avec le Café des Temps, dans lequel il passe le plus clair du sien). Ce moyen, ses mains le trouvent en orchestrant un ballet répétitif tourne-gobelet-et-plie-touillette, ses yeux le cherchent, eux, dans la contemplation des balancements des arbres et des fougères de la pinède centrale.

Dans cette pinède, il y a bien sûr des pins, nombreux et sinueux, aux troncs imprévisibles débouchant sur d’improbables cimes dégarnies, mal couvertes par des casquettes d’aiguilles tournées dans tous les sens ; il y a des bouleaux aussi, dont le nom et la couleur de l’écorce rappellent au lecteur le chemin de la réussite...et sa longueur ; il y a bien d’autres arbres encore dont les sentiers de tiges et de troncs offrent aux yeux fatigués des lignes de fuite horizontales ou verticales où s’échapper de livres dix fois relus pour retourner à leurs vivants géniteurs, gonflés de sève et tendus vers le soleil. Sous ce dôme élégant, toute une vie de sous-bois trouve refuge. Des fougères en panaches dorés, quelques tâches roses de bruyères, du gazon aussi sur lequel on peut voir de temps à autres quelques lapins, explorateurs curieux des confins de leur monde qui aiment, sans doute, depuis leur carré de nature et d’air libre, voir derrière des vitres ceux qui les ont mis là et qui semblent alors leurs prisonniers.

La touillette du doctorant vient de se briser. Elle n’a pas résisté à la dernière torsion qui voulait en faire un pont joignant les bords opposés du gobelet. Les mains soudain désœuvrées, le doctorant scrute plus intensément le jardin. Ce serait charmant qu’une famille de lapins vienne justement le saluer avec leurs frimousses montées sur ressorts. Ça lui donnerait une bonne raison de se lever et de l’élan pour son après-midi.

Mais non. Rien. Rien que « le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie ». Il se baisse pour ramasser sa mallette de plastique transparente où sommeillent encore – les veinards – son ordinateur portable et sa souris infrarouge. Mais alors qu’il en saisit la lanière, un éclair noir traverse son champ de vision. Il tourne instinctivement la tête vers le jardin d’où provient l’éclat. Un attaché-case noir est propulsé à l’horizontale vers les vitres ceinturant la pinède. Il rebondit sur un carreau et finit sa course sur la grille de métal qui sépare le jardin des baies vitrées.

- « C’est bizarre », pense le doctorant, « on aurait dit que la serviette sortait des bois, comme si quelqu’un l’avait lancé depuis les fourrés... »

Se raisonnant, le doctorant imagine plutôt que l’attaché-case aura échappé à un promeneur distrait, un peu trop penché sur la balustrade de l’esplanade. Il se demande un instant s’il ne lui faudrait pas faire quelque chose, prévenir quelqu’un à l’accueil, mais se ravise aussitôt, pensant que l’intéressé aurait déjà pris les devants pour récupérer son bien. En sortant du café et en descendant les marches qui conduisent à l’allée moquettée de velours rouge et vernie de bois brun, le doctorant est intrigué par la posture de deux autres lecteurs, debout sur les marches et inhabituellement figés. Il suit leurs regards qui pointent vers le même coin du jardin, et de l’endroit où il se trouve désormais, il peut voir ce qui fige leur silhouette. Un corps est étendu sur la grille de métal, quelques mètres derrière l’attaché-case.
Les premiers réflexes de secours sont immédiatement découragés par l’irruption des agents de sécurité, qui déblaient les allées, renvoyant tout son monde vers les salles de lecture ou vers le café. Les pompiers arrivent dans les deux minutes en trottinant, circonscrivent le corps, l’auscultent puis commencent leur tentative de réanimation.

Pendant ce temps, contraint de retourner au café, le doctorant demande à l’un des deux lecteurs qu’il a trouvés scrutant la scène ce qu’il s’est passé. On lui répond en anglais qu’on a juste entendu un cri puis le bruit sourd d’une chute. Lui raconte la projection de la mallette.
Au Café des Temps, quelques curieux se sont levés et approchés des portes vitrées. Ils assistent en silence à la prise en charge par les corps compétents du corps gisant. D’autres, ceux qui discutaient assis aux tables carrées, s’étant enquis de l’affaire, reprennent peu à peu le cours de leur conversation, y drainant tant bien que mal, par la force impérative de la présence de l’autre qui oblige à l’action — la parole est le premier des actes — , ce sillage de souffrance anonyme et de silence.

La vie semble si ordinaire derrière les doubles vitres de l’allée et du Café, la sécurité et les pompiers sont intervenus si vite pour confiner la tragédie et tenter de l’enrayer, que ses échos peinent à atteindre le bourdon des machines à café et des conversations. La tragédie pour l’homme gisant est aussitôt convertie en accident par les secours et ne parvient aux lecteurs attablés que comme l’incident d’un après-midi, allongeant de quelques minutes une pause café. Il faut un effort délibéré de l’attention, de la sensibilité et de la volonté pour rester en prise avec ce qui se joue à seulement dix mètres du café, derrière une double épaisseur de verre ; pour suivre la geste silencieuse des secours au-dessus du corps immobile, et malgré l’entour acoustique qui ronronne « tout va bien », ne croire que la lumière qui stride « une vie se joue ! ».

Le doctorant, retourné seul à sa table haute, reste interdit. Ses yeux, pourtant braqués dans la direction de la scène, sont incapables de se fixer quelque part. Le SAMU et la police ont ajouté du bleu et du blanc à l’essaim rouge et noir premièrement formé : lui ne voit qu’un éventail de couleurs s’agitant mécaniquement autour du corps gisant. Il ne voit pas les soubresauts de la poitrine inerte sous les électrochocs du défibrillateur, il les entend. Non, ce qu’il entend, c’est le pouls de l’homme étendu. Boum-boum. Boum-boum. Boum-boum. Il lui semble que ce pouls ne bat plus dans les veines de l’homme inconscient, mais qu’il bat dans sa tête à lui. Le pouls a dû battre des ailes, voleter un peu au-dessus des fougères, traverser le verre, puis venir se poser sur lui, et choisir de battre à ses tempes. Un instant, le doctorant a l’idée de se lever et d’aller dire aux pompiers :

- « Laissez tomber ! C’est inutile ! Son cœur ne bat plus dans son corps mais dans le mien. Son pouls ne fait plus palpiter ses tempes mais les miennes. Vous pouvez arrêter. Il ne se réveillera plus. »

Mais le doctorant respire difficilement. Il tient ses cuisses dans ses mains, sent sa colonne vertébrale sourdre d’une sueur électrique et son visage béer comme le gouffre qui vient d’engloutir cet homme. Le bourdon de l’ordinaire, avec ses machines à cafés et ses éclats de voix, lui parvient comme un acouphène persistant et énigmatique. Comment le grain de café peut-il se laisser moudre si une vie s’éteint à dix pas de là ? Comment les larynx peuvent-ils monter, les cordes vocales vibrer, les lèvres s'ouvrir et les yeux cligner si une vie s’éteint à dix pas de là ?

De très longues minutes s’écoulent, le défibrillateur au loin en battant la mesure. Comme les aiguilles tournent lentement quand c’est la mort qui sonne l’heure ! Au bout d’une éternelle pause-café, l’éventail de couleurs penché sur le corps se relève, puis se replie. On range les fers à ressusciter et l’on sort une grande housse de plastique blanche. L’éclair d’une fermeture vient zipper une vie. Le vaisseau chancelant d’un brancard l’emmène, flottant, vers l’autre rive. La sécurité escorte l’équipage funèbre, puis réouvre les allées à la circulation.  

Les ouvriers du livre prisonniers du Café des Temps rejoignent leurs salles de lecture. La mort qui vient de passer n’a pas changé leur allure. Elle les travaille peut-être en silence, eux qui passent leurs journées à « écouter parler les morts avec les yeux », comme l’écrivit un mort illustre pour parler de la lecture...avant qu’on ne le lise à son tour.

Le cœur du doctorant ne bat plus que de son pouls. Sonné, il sent malgré tout décanter en lui la stupeur et l’effroi tandis que ressurgit ce spectre familier que cherche à conjurer sa présence quotidienne en ce lieu : la thèse. Il se sent un peu petit de penser à nouveau, si vite, à ses soucis. Mais le cours de l’ordinaire est invincible. Il ne sert à rien de lutter contre. Il ne reste qu’à suivre le flux des lecteurs et à rejoindre le poste 116 de la salle K.