mardi 13 décembre 2016

Hommage à Fidel


Texte de Lia, traduit de l’italien par Michel Proulx
Je n’ai pas aimé Cuba, au cours des trois ans passés à y étudier. Tellement que je partais pour Mexico à chaque fois que possible, et à la fin je n’aurai passé qu’un an et demi en tout à Cuba. Je ne l’ai pas aimée parce que les îles, en général, me tapent sur les nerfs et les Cubains encore plus. Et j’y souffrais : l’embargo est une suite ininterrompue de choses qui ne fonctionnent pas, qu’on ne trouve pas, qui sont hyper difficiles à faire. L’embargo crée des pays usants où la survivance est liée à l’organisation que tu te donnes, et où toi, étranger, tu as toujours tort : parce que tu as plus de sous – qu’ils croient – et que tu viens de la partie du monde qui voudrait la voir tomber, Cuba, et l’île réagit en t’enlevant toute apparence humaine et en te transformant en un portefeuille à pattes, en te caricaturant en cliché de l’étranger à Cuba qui, neuf fois sur dix, n’est pas une belle personne. Moi, donc, à chaque fois je pouvais prendre mon Cubana de Aviación et en 50 minutes je me retrouvais à Messico, où les gens étaient normaux et ne s’attendaient pas à être payés même pour répondre à un « bonjour ». Et où, pardonnez-moi, je mangeais : une salade qui ne soit pas de chou, une soupe qui ne soit pas invariablement uniquement de riz et de haricots, un fruit qui ne soit pas le seul qu’on trouve à Cuba d’un trimestre sur l’autre. Une patate introuvable. Une glace qui n’ait pas été décongelée et recongelée quarante fois. A Cuba, à moins que tu ne veuilles dépenser beaucoup de sous – et même là, hmmm – tu apprends ce qu’est la privation sensorielle, après des mois passés à ne goûter qu’une seule saveur. Moi à Cuba, une fois, je me suis quasiment évanouie dans un supermarché après deux jours passés à la recherche infructueuse d’une tomate. Le corps te demande certaines vitamines, certains sels minéraux, et toi, tu n’arrives pas à les lui donner. J’atterrissais à Mexico et, les deux premiers jours, je m’empiffrais.
Et pourtant, Cuba fonctionnait. A sa façon. Devant chaque faculté, à l’université, il y avait une plaque qui remerciait telle Communauté autonome espagnole qui avait financé le système électrique. A l’intérieur de la faculté, on se serait cru dans les années ‘50 après un bombardement : les bancs, les chaires, les tableaux noirs, les tables  bancales, les lampes à intermittence, les ordinateurs et les téléphones archaïques, les chaises métalliques dépareillées, tout en ruine, tout qui tombe en morceaux, et dans tout ça, des professeurs négligés, mal habillés de vêtements plus qu’usés, mais qui, cependant, te faisaient des leçons durant lesquelles le temps s’envolait, qui savaient ce qu’ils faisaient, qui étaient bons. Parfois vraiment bons. L’incongruité absolue entre le lieu et la qualité des mots. Et le sérieux, la sévérité, l’inflexibilité derrière la nonchalance. Les gens que j’ai vu se faire recaler à l’examen de doctorat. L’incongruité que toi, étrangère, tu ressens entre la façon dont cela se présente et leur extrême considération d’eux-mêmes. Parce que les Cubains ont une immense estime de soi. Les Cubains se sentent spéciaux, super bons, une espèce de peuple choisi. Et ça, tu ne t’y attends pas, dans un pays qui tombe en pièces. Et comme ils te la font peser, leur présomption, leur certitude d’être des super malins, un peu tu les étranglerais et un peu tu te retrouverais à admettre qu’ils n’ont pas nécessairement tort. Tu les étranglerais pour leurs façons, mais ensuite, tu dois admettre que leur force est toute là dedans. Dans le fait de se sentir meilleurs que tout le monde et de se sentir ceux qui n’ont peur de personne.
C’est difficile pour quelqu’un comme moi, d’arriver à l’aéroport pratiquement en fuite, me réjouissant à l’avance le monde normal que j’embrasserai dans même pas une heure, de supporter avec rage les dernières brimades cubaines avant d’entrer dans l’avion (un billet de dix dollars absorbant dont tu t’en mets huit dans la poche, toi le négociant cubain qui abuse de mon statut d’étrangère en difficulté?) et puis, au moment exact où la haine te déborde de l’intérieur, voir les portes d’un avion angolais qui s’ouvrent et les passagers qui commencent à descendre : en chaises à roulettes, sur des civières, l’un plus éclopé que l’autre. Des Africains qui viennent se faire soigner à Cuba. Des gens que nous, en Europe, laissons mourir avec indifférence quand ce n’est pas avec satisfaction, et qu’au contraire la pauvrissime Cuba accueille et soigne. Et toi, tu fais quoi ? Tu regardes, tu te rends compte, et après, qu’est-ce que t’en fais de ta haine ? Tu te rends compte que tu es une étrangère gâtée ou pire, que tu n’est vraiment personne. Que l’Histoire, par ici, c’est pas toi, elle ne passe pas par l’Europe. Toi, tu es le spectateur payant, si ça te va, et sinon, de l’air, dégage ! C’est autre chose que Cuba met au point chez toi.
L’Europe, en effet, est très, très loin. Et cela fait bizarre d’entendre les Européens parler de Cuba et dire toujours, avec ponctualité, tout le contraire de ce que toi tu vois. Du plus grand au plus petit. Commençons par le premier : « C’est une dictature, les gens veulent fuir, les homosexuels  persécutés, les dissidents ». En réalité, l’image de la dictature cubaine qu’on a à l’étranger est celle du début des années ’70, ce qu’on a appelé le « quinquenio gris », (les cinq années grises), que même l’orthodoxie politique de la Cuba d’aujourd’hui définit comme « l’intention d’implanter comme doctrine officielle le Réalisme socialiste dans sa version la plus hostile ». La définition est tirée de EcuRed (la Wikipedia cubaine, pour être clairs), mais j’ai moi-même entendu critiquer, voire ridiculiser cette époque dans les salles de cours de l’Université de la Havane. Il y a trente-cinq ans de cela, les mecs ! Cuba n’est pas cette chose-là. Les Cubains font ce qu’ils veulent. Et même les étrangers.
Ma logeuse me disait : « Il y a trois choses qu’on ne peut pas faire, à Cuba : la drogue, exploiter les enfants, et, si tu es étranger, faire de la vraie propagande anti-gouvernementale. Pour le reste, si tu veux te promener tout nu dans la rue la tête en bas, personne ne te dira rien ». Les dissidents ? Ceux qui sont liés à l’Église auront une dignité, je suppose, mais je pense que tout le monde sait que les diverses Dames en Blanc, et je ne parle même pas de la Sanchez, se font payer pour chaque manifestation qu’elles font (la grève qu’elles menèrent parce qu’insuffisamment payées est célèbre). Je n’ai connu personne, littéralement personne, qui en ait parlé avec un minimum de respect. C’est des gens payés, point final. Ensuite, oui, les gens parlent de politique, imaginent le futur, expriment des idées. Il y en a qui aiment (aimaient, omonyeu…) Fidel et d’autres qui le détestent/aient. Et ceux, la plus grande part, qui ont des sentiments ambigus, entre l’admiration et la rancoeur. Ceux qui changent d’idée  à chaque seconde. Parce que, au fond, les Cuabins sont orgueilleux de leurs conquêtes. Ils sont orgueilleux de ce qu’ils ont combiné. Et ils font barrage, ils sont unis, ce sont des insulaires. Voilà, ce sont des insulaires. On ne peut pas comprendre Cuba si on ne se met pas cela en tête : que ce sont des insulaires, et que pour eux le monde, c’est Cuba et que tout le reste, ça y est seulement si cela sert, sinon, on s’en fiche, il peut couler au fond. Ils veulent s’échapper ? En réalité, ils veulent voyager. Parce que ce sont des insulaires, justement. Il y a une telle part du monde qu’ils n’ont jamais vu. Et puis, évidemment, ils veulent des sous. Ils veulent acheter des choses. Ils veulent gagner de l’argent, comme il est humain. Mais ensuite, ils veulent revenir. Les Cubains meurent de nostalgie, loins de chez eux, de la famille, de leur monde, de leur riz et haricots. Ils sont unis par la misère, les cubains. Et ils se sentent menacés, en plus. Les USA en savent quelque chose, qui avaient durci leur embargo au moment exact où avaient cessé les aides de l’URSS et avaient, littéralement, affamé Cuba. Ils espéraient une révolte, les USA. Ils se sont retrouvés avec un peuple qui s’est retroussé les manches pour la ennième fois et qui s’en est tiré debout, comme toujours. S’inventant ainsi le pâté de soja, une bouillie répugnante distribuée à la population come « protéines pour le peuple ». Parce qu’ils ont l’esprit pratique : le corps a besoin de protéines, de vitamines, d’hydrates de carbone ? D’une manière ou d’une autre, on les ingurgite. Et dans les parcs, il y a des équipements pour faire de la gymnastique, comme dans une salle. Et s’il n’y a pas de médicaments, on a recours aux plantes, à la médecine naturelle. Ils s’en sortent toujours. Et ils se permettent même le luxe d’exporter leurs médecins au Vénézuela, comme d’autres exporteraient, que sais-je, du cuivre, en échange de pétrole vénézuélien. C’est cela qu’ont fait les Cubains : ils ont exporté des médecins en échange de pétrole. Parce que c’est cela qu’ils font : ce peuple formidable, même si absolument odieux ! On dirait de la rhétorique, je sais. Mais c’est vrai. C’est incroyable, mais vrai. Comment, ensuite, ces médecins, ces professionnels cubains réussissent à rester bons malgré les restrictions en tout genre (essaie, toit, de faire de la recherche dans un pays avec Internet à pédales), moi je ne le sais pas et je ne l’ai pas compris. Mais eux, ils y arrivent.
Les homosexuels, ensuite : à Cuba, on célèbre la Gay Pride, c’est dire. C’est fini, les années ‘70 : « Fresa y chocolate » a été tourné avec subventions de l’État, c’est pas une blague. Mais surtout, je me rappelle une campagne d’information de l’État, des affiches exposées dans les pharmacies qui m’avaient beaucoup frappées. C’était un truc sur la prévention du SIDA et il y avait la photo de deux gays qui s’embrassaient. Mais, à la différence de l’Europe, où les deux gays auraient été jeunes et super beaux, dans la photo cubaine, il y avait deux messieurs d’un certain âge, plutôt moches, normaux. Deux citoyens communs, comme on pourrait les croiser sur le palier. Ni jeunes, ni beaux, ni maigres, rien. Deux messieurs qui s’embrassaient et une tranquille invitation à l’amour qui n’exclut pas la prévention. Sobre. Respectueuse. Belle. Cela m’a paru un exemple à suivre. Du reste, Cuba est très peu conventionnelle. Elle n’a même pas la publicité, ne fut-ce que cela. Juste des campagnes d’information et des grosses affiches de mots d’ordres un peu partout. Et le bon aspect de n’avoir que peu de choses à acheter, personne ne cherche à te convaincre de le faire.
Tout autant bizarres me paraissent les discours des étrangers qui célèbrent les Cubains comme un peuple d’heureux danseurs toujours de bonne humeur et sympathiques, beuh, sympathiques comment ? De bonne humeur ? Moi des gens bêtes comme leurs pieds comme à la Havane, j’en ai rarement vus, dans ma vie. Quand il est clair que t’as pas envie de baiser avec eux, que tu ne veux pas leur offrir à boire, qu’ils t’arracheront pas un centime, tu deviens transparente, mais autour de toi se déroule la réalité : des gens surmenés, plus qu’énervés, arrogants ou, simplement, avec leurs propres soucis à quoi penser, comme il est juste et normal qu’il soit. Non, ils ne sont pas bavards : tu peux passer une heure dans un taxi collectif bondé sans que personne n’adresse la parole à personne. Tu peux aller mille fois au même bar sans échanger un mot avec le barman. Faire l’objet d’une gentillesse gratis est rarissime ; recevoir un sourire désintéressé encore plus. Si tu es en difficulté, tu attires les requins. Et plus jeune il est, plus le Cubain est désagréable. Voilà, ça c’est une chose importante, la différence entre les vieux et les jeunes, à Cuba. Avec la crise des années ‘90, le système scolaire cubain s’est retrouvé sur les rotules, comme bien d’autres choses. Avec le gros des maîtres exportés de par le monde, ils se sont retrouvés à faire donner les leçons aux petits par les plus grands, pour dire, et à une décadence générale de l’institution. Pour cela et d’autres motifs, on perçoit un fossé culturel important entre les Cubains d’une certaine génération et les plus jeunes. Les jeunes ne valent pas leurs parents. Ce qui sera un problème, en perspective. Ensuite, c’est vrai, les gens en dehors de la Havane (ou de Varadero, omonyeu!) valent mieux. Bien mieux. Mais les Cubains sont, je disais, des insulaires. Têtus, orgueilleux, ce que tu voudras, mais pas amicaux. Mais pas du tout, vraiment ! S’ils se montrent amicaux, au contraire, il vaut mieux faire attention. Ils auront leurs propres motifs, et c’en seront qui ne te conviennent pas. J’exagère ? Si, un peu. Synthétiser crée des stéréotypes, c’est évident. Mais voilà, stéréotype pour stéréotype, celui du type désagréable me semble plus juste que celui du joyeux danseur. Etant clair toutefois qu’ils dansent super bien, évidemment.
Mais on en revient toujours là : si d’une part je les détestais – à un certain point, je les détestais vraiment tous, sans exception – à un autre, je me suis rapidement rendu compte que, dans tout le reste de l’Amérique latine, je pouvais exciper de mon statut de résidente à Cuba comme un honorifique, une chose qui me distinguait de façon positive de la masse européenne. Surtout au Nicaragua. Au Nicaragua, quand ils se rendent compte que tu habites à Cuba, ils deviennent carrément émotifs. A peine s’ils ne t’embrassent pas. Parce que, d’une manière ou d’une autre, ils doivent tous quelque chose aux Cubains. « J’ai pu me diplômer à Cuba, gratis ! » « Mon père a été sauvé par un médecin cubain ! » Une foule. Le Nicaragua déborde de gens qui, jeunes, ont été pris en main et défrayés pour étudier à Cuba, qui ont eu le gîte et le couvert gratis pendant des années, qui ont avec l’île une dette à vie. Et si toi, tu habites à Cuba, on dirait qu’ils l’ont même envers toi, la dette. Ils te traitent bien. Ils te respectent. Les Cubains sont respectés, en Amérique latine. Ils se le sont mérité. Et à la fin, c’est ça : tu les respectes. Je les respecte. Je ne les aime pas, mais je les respecte. Et quand tu as fait le tour de toute l’Amérique centrale, et que tu n’en peux plus de voir des gamins couverts de haillons, des enfants qui, au Chiapas, vont travailler dans des chaussures plus grandes qu’eux, des enfants qui entourent le Ticabus à chaque étape de la Panaméricaine armés de guenilles et se mettent à le nettoyer en échange d’une aumône, tu finis que tu ne vois plus l’heure d’y retourner, à Cuba, et de voir enfin des gamins normaux (la normalité est un concept très mobile), à l’uniforme lavé et repassé, bien peignés avec la raie sur le côté ou les tresses et qui vont, tous, À L’ÉCOLE. Ou jouer. Et qui ne travaillent pas. Jamais. Tu atterris à nouveau à Cuba et tu débordes de respect. Tu le dis au taxi qui te ramène à la Havane et lui, il est content, il en rajoute : « C’est vrai, nous nous plaignons, et nous oublions le bon côté, mais c’est bien vrai. Même pour nos handicapés, il n’y a pas de comparaison. Et que dire de la délinquance, du trafic de drogue ? Nous avons de la chance, nous ». Oui, ils ont de la chance. Parce que c’est une question de perspective : si tu nais pauvre, malade, infortuné, il vaut mieux le faire à Cuba. Bien mieux, bien mieux. En dehors de là, tu meurs et tu meurs mal. Un pauvre ne veut pas être guatémaltèque, haïtien, dominicain. Il veut être cubain, croyez moi.
Que peut-on dire de Fidel, le jour de sa mort ? Ceci, probablement : qu’il a donné un sens au fugace concept de « cubanité ». Concept que les Cubains poursuivaient depuis un siècle, avant qu’il n’arrivât. Qu’il a pris un peuple qui luttait pour son indépendance depuis un siècle – avant contre les Espagnols, et tout de suite après, comme une grotesque mauvaise blague, contre les USA qui se sont empressés d’en prendre la place – et en a fait, pour la première fois de son histoire, un pays indépendant. Parlons un peu de cela, de ce qu’est la « cubanité ». Les Cubains sont fils de deux peuples déracinés, espagnols et africains, tombés sur une île d’où les indigènes avaient disparu presque tout de suite et presque sans laisser de traces. Ils sont le résultat de la rencontre/affrontement et ensuite du mélange d’européens venus faire des sous et d’africains traînés là en tant qu’esclaves. Ils seraient un ramassis d’histoires et de cultures diverses, de racines déracinées, de blancs et de noirs, d’esclavagistes et d’esclaves, de violeurs et de violés, si toutes ces histoires et ces cultures ne s’étaient mélangées, si tout le monde n’avait pas couché avec tout le monde, si l’immense métissage qui en est dérivé ne s’était pas uni, à un moment donné, au nom de la lutte pour l’indépendance. Cuba est jeune. Un de ses grands intellectuels, Fernando Ortiz, disait : « Tout ce qui s’est produit en Europe au cours de millénaires, est arrivé à Cuba au cours de quatre siècles ». Cuba n’a pas d’histoire qui ne soit d’à peine hier, elle n’a pas de spiritualité comme l’entendent les vieux peuples, elle n’a pas de religion qui ne soit un minestrone de rites mélangés, elle n’a pas une couleur, une face, une indentité qui ne soit celle d’être cubains, en fait. Quoi que ce soit que cela puisse signifier. Et ajoutait Ortiz : « La cubanité ne vient pas de la naissance, dans un pays comme le nôtre, ni de la résidence, de la couleur, ni d’aucune donnée objective. La cubanité, c’est la volonté d’être cubain qui te la donne ». Est cubain qui a voulu construire Cuba. Et Cuba, donc, a commencé à naître en 1868, quand blancs et noirs réunis se sont mis à lutter contre l’Espagne. Ensemble, et cela est important. C’est là le partage des eaux. Et ils ont combattu pendant 30 ans, jusqu’en 1898. Quand les USA sont arrivés, qui étaient jusque là restés à regarder en supportant l’Espagne, et qu’ils ont volé la victoire aux Cubains. Les Cubains, donc, au lieu d’une victoire, se sont retrouvés face à un passage du relais. Au lieu de leur constitution, ils se sont retrouvés avec l’Amendement Platt et un nouveau patron à qui obéir.
Mais les Cubains sont têtus, comme je disais. Pendant les cinquante années qui ont suivi, ils se sont cassé la tête à étudier, à protester, à guerroyer – la révolution manquée de 1930 – et encore et encore, entre deux dictatures et mille gouvernements fantoches, pendant que leur économie dépendait des USA, pendant que même le racisme se mettait à la suite de celui des USA, implantant l’apartheid que les Espagnols n’avaient jamais connu, pendant que sur l’île se répandait le gangstérisme et la corruption et que les prisons étaient pleines – à l’époque, certainement pas aujourd’hui ! – d’opposants politiques. Et puis est arrivé Fidel, dont l’histoire est tellement folle qu’on dirait de fiction, si elle n’était au contraire bien réelle et documentée. On cite souvent « L’Histoire m’absoudra », le plus souvent, je crois, sans l’avoir lu. C’est l’auto-plaidoyer avec lequel, bien avant la Révolution, il avait expliqué aux juges qui allaient le condamner les raisons de l’assaut à la caserne Moncada, mené par lui, son petit frère Raoul, et un manipule d’étudiants, d’étudiantes, de différents jeunes, très mal terminé. C’est la photographie de la Cuba sous Batista et les USA. C’est une déclaration d’intentions – ou, à l’époque, de rêves – et c’est, surtout, l’autoportrait d’un géant. C’est très difficile de le lire, en sachant que cet homme était sur le point d’aller en prison, sans ressentir un immense respect. Ensuite vinrent la sortie de prison, l’exil au Mexique, l’acquisition d’une barque (le Granma) avec laquelle partir, en la chargeant jusqu’à l’invraisemblable, à l’assaut de Cuba, le débarquement (dont le Che déclara : « Ce fut, plus qu’autre chose, un naufrage »), la police de Batista qui extermine les naufragés, Fidel qui, à la fin, se retrouve avec – bof, j’y vais de mémoire – moins de vingt survivants et qui dit : « Nous avons réussi, nous vaincrons, c’est sûr ! » Et qui gagne. Sérieux. Et, pour la première fois de son histoire, Cuba devient un état souverain. C’est ça le point.
Et puis, il gagne encore, et encore. Contre les USA. En se foutant toujours, de façon incessante, de leur gueule. Les Américains projettent de la propagande anticastriste sur leur ambassade de la Havane ? Castro fait entourer le bâtiment de drapeaux plus grands, un pour chaque état de l’ONU qui s’est déclaré contraire aux sanctions, et ainsi l’empaquette en le rendant pratiquement invisible. Les USA envoient des navires au large de Mariel pour prendre les dissidents en fuite et les montrer au monde ? Fidel fait vider toutes les prisons et les asiles de Cuba et envoie tous leurs pensionnaires chez eux, remplissant les USA de fous et de délinquants de droit commun cubains. La liste est infinie, l’aventure humaine de Fidel elle aussi. Le rapport entre les USA et Cuba, à la fin, est étrange. Mais fortement étrange.
Les USA et Cuba s’aiment et se haïssent, on dirait des parents en litige. Les premiers ont toujours voulu mettre la main sur les seconds, d’abord en tentant d’acheter Cuba à l’Espagne, ensuite en la prenant de force. Les seconds ont toujours souffert de l’ombre encombrante et des visées de requin des premiers, et ont fait tout ce qu’un peuple peut humainement faire pour se faire traiter d’égal à égal. Cuba n’a pas voulu connaître la fin de Porto Rico, c’est tout. Elle n’a pas voulu être une colonie. Mais à la fin, son histoire récente a été de toute façon pesamment conditionnée par les USA. Auraient-ils appelé l’URSS à l’aide, en virant ainsi fortement vers les positions soviétiques, s’ils n’avaient pas dû se défendre des USA ? Auraient-il eu besoin d’un parti unique pendant 50 ans s’il n’avait pas fallu rester si soudés devant un ennemi aussi puissant ? Et comment serait-elle aujourd’hui, Cuba, si elle ne sortait pas de 60 années d’embargo ? Si elle a réussi à nourrir, à soigner et à instruire tous ses citoyens, NONOBSTANT l’embargo, qu’aurait-elle fait sans la limitation, l’appauvrissement, auquels elle a été condamnée ? Vous le savez, vous ? Moi, non, franchement. Ce que je sais, c’est que l’embargo les a soudés encore plus. Et, les connaissant, c’était pas difficile à comprendre
Mais j’ai vu un paquet de citoyens américains, à Cuba, et cela bien avant qu’Obama leur ouvre le pays. Avec le chapeau à la main et remplis d’admiration, je les ai vus. Qui arrivent pour des cours à l’Université, ou seuls, en passant par le Mexique pour ne pas se faire découvrir par les autorités de leur pays. Parce que les Américains ne pouvaient pas aller à Cuba par ordre des USA eux-mêmes, mais l’État cubain les a toujours laissé entrer, en faisant pour le visa ce qu’Israël a toujours fait pour qui ne veut pas voir apparaître leur timbre sur le passeport : ils te le mettaient sur une feuille à part. Et j’ai vu un paquet de cubains qui voulaient y aller aux USA, pour se faire des sous, voir l’abondance, visiter la parenté. Ils sont si proches, à vol d’oiseau, que cela paraît incroyable.
Moi, à la fin – et je conclurai cette longue réflexion qui m’était bien nécessaire, aujourd’hui – de Cuba j’ai compris ceci : qu’il faut la respecter, sinon tu te prends des coups de pieds au cul. Tu en tires le pire, des Cubains, si tu les prends à rebrousse-poil. Et que cet infini orgueil, têtu, dur-à-cuire, fait partie du ressenti de l’île, mais Fidel a su le souder, lui donner un élan et une direction. Lui, il a pris un peuple contraint à passer d’un drapeau à l’autre et il en a fait quelque chose de différent : un peuple vainqueur, celui qui s’est gagné son indépendance, et l’a défendue, celui qui a obtenu les uniques et grandes conquêtes sociales  de l’Amérique latine, celui qui s’est le plus rangé contre le racisme, celui qui a fait rêver la moitié de la planète, celui dont on ne comprend pas comment il a pu faire, mais qui, d’une manière ou d’une autre, y est arrivé. Il a pris une colonie et en a fait un Etat. Très, très fier de lui. A-t-il commis des erreurs ? Evidemment. Aurait-il pu faire mieux ? Oui. Les Cubains ont-ils souffert ? Oui, mais l’alternative était d’être Porto Rico ou pire. Et ils avaient combattu trop et trop longtemps, pour pouvoir accepter d’être Porto Rico. Ce sont des gens fiers, qu’est-ce que tu veux leur dire ?
Cela peut paraître paradoxal, mais je ne pensais pas que Fidel pourrait mourir. Je pensais qu’il m’aurait enterrée, même moi. Cela me fait un drôle d’effet, cette mort, et étant une femme du XX° siècle, je pense que, cette fois, il ne nous reste vraiment plus aucun géant. Maintenant : les Cubains d’aujourd’hui, les jeunes Cubains d’aujourd’hui, seront-ils à la hauteur de l’incroyable histoire que leur laisse Fidel ? Je pense qu’il avait cherché, y réussissant souvent, même, de tirer le meilleur de son propre peuple. De lui donner une discipline, un sérieux, une éducation, une culture. De faire d’un peuple des Caraïbes le peuple sérieux par excellence de toute la région. Opération pas particulièrement facile, cela va sans dire.
Il laisse un peuple pauvre, mais gâté, nonobstant la cure de cheval des années ‘90. Qui ne paye pas de charges, qui a la survivance assurée, qui s’y croit, bordel ! Et qui est humainement et culturellement en déclin depuis un moment. Où les différences raciales, depuis les années ‘90, se sont accentuées. Depuis que les entrées de l’étranger sont devenues vitales, et observons que la majorité des Cubains émigrés sont blancs et qu’ils envoient, par conséquent, de l’argent aux familles blanches, ce qui met ces dernières et seulement ces dernières en condition de démarrer une petite entreprise. Un peuple qui a plus d’attentes que d’envie de travailler, et à qui le tourisme – surtout le tourisme italien, et que cela soit dit à notre déshonneur – a fait beaucoup de mal.
Je ne sais pas ce qui en sera de Cuba, si ses « défauts » l’aideront encore cette fois-ci ou si, sans le charisme de son Père de la Patrie, elle deviendra le petit pays quelconque que tant d’autres rêvent  de devenir. Je crains la génération née pendant les années ‘90. Si Cuba va au pilon, ce sera à cause d’eux. Mais si cela devait advenir, ce serait une grande perte pour le monde entier. Ce sont des connards, ils ne pensent qu’à eux, ils te vendraient à l’abattoir si seulement ils le pouvaient – et ils le font à peine ils le peuvent – et pourtant, malgré leur « coolitude », ils ont tant donné. Pour une Italienne qui ne peut pas les encaisser, il y a cent citoyens du Tiers Monde qui leur doivent quelque chose. Depuis soixante ans, ils rendent la planète plus variée et plus vraie.
Je pense qu’ils se sentent assez mal, aujourd’hui, les Cubains. Et qu’ils ont bien raison.
On en envierait un peu le Père éternel, s’il existe, qui peut enfin le voir là, ce fameux Fidel, et finalement tailler une ou deux bavettes avec lui. Il ne la pas peu attendu, décidément. Et j’aime à imaginer qu’entre les deux, le plus curieux serait le Père éternel.

jeudi 6 octobre 2016

Couleur de lune



Universel sésame,
                                   Ouvrant
Nos mains pleines d’espoir,
                                   Filant
Dans nos poches trouées,
                                   Souvent.

jeudi 15 septembre 2016

Terre en terre


Terre qu’en terre homme puise, meuble et informe,
Qu’en eau et mains fluides un galbe lui façonne,
Qu’en feu lui veut ourdir un habit immortel
Qu’air vif et temps long effilent de leurs appels.

jeudi 8 septembre 2016

Radieux et rare, ductile et dense



Paille dans le lit des rivières,
Veine dans le cœur des montagnes,
Étincelle dans l'oeil des hommes.