mercredi 11 novembre 2015

Le grand Ludo et la dame aux pigeons



Au croisement du boulevard Bonne Nouvelle, de la rue Saint-Denis et du boulevard Strasbourg Saint-Denis, il y a un rond-point. Au milieu de ce rond-point est sis un arc de pierre. Au cœur de cet arc de pierre, bien couvés par son arcade centrale, il y a des pigeons. Beaucoup de pigeons. Des centaines de pigeons. 

On devine qu’il fut un jour triomphal cet arc, dédié à un certain Ludovico Magno, nom romain d’un roi qui aima trop la guerre, mais davantage encore les dénominations superlatives…De ce triomphe, que reste-t-il aujourd’hui ? Des pigeons, des centaines de pigeons, soldats en retraite d’armées disparues dont le plumage boursouflé et fuligineux trouve abri sous la porte de celui qui fut un jour l’astre solaire d’un grand royaume. Celui-là, avide de jouer encore un rôle, quelqu’il soit, même trois siècles après sa mort, n’a rien trouvé de mieux qu’un pseudo : Ludovic Magne, alias « le grand Ludo », pour se glisser incognito dans le siècle des réseaux et y rallier de nouveaux sujets : les pigeons de la Porte Saint-Denis, seuls êtres bipèdes doués d’intelligence daignant encore faire usage de son soleil usé pour se chauffer le corps. Que ne ferait-on pas pour traverser le temps ?

Il est dix-huit heures et la vie du carrefour bat son plein. Tout le monde circule, tout le monde court. Les travailleurs éreintés courent après une nuit réparatrice, les travailleurs désœuvrés courent au spectacle dans un contre-la-montre effréné contre l’ennui nocturne, les travailleurs excités courent sus aux bières fraiches et aux canons d’afterworks, les travailleurs sans travail courent encore. Tout le monde court, vraiment. Sauf les pigeons. Eux gonflent leurs plumes en écharpes bouffantes, rentrent le bec dedans et affrontent les courants d’air de l’automne sans bouger, stoïques. En bons parisiens, ils affectent une affabilité modérée, ils gardent leurs distances. Ils sont ainsi répartis de façon presque géométrique sur la place, tous dans une position équidistante vis-à-vis de leurs plus proches voisins. Mais le plus étonnant est leur impassibilité. Ils sont là comme des statues de chair, d’os et de plumes, aspirant peut-être à la condition esthétique et figée de celles, en pierre elles, qui ornent la façade de l’arc du grand Ludo. A moins qu’il n’aient cédé, en citadins branchés et dans leur siècle, à la mode des freeze mobs, ces performances artistiques collectives où des individus, informés au préalable par Internet, se passent le mot d’être présents à une heure très précise dans un lieu très précis de la ville, puis, feignant d’y être comme des passants ordinaires, vacants à d’ordinaires activités, s’immobilisent à l’heure dite, laissant les passants réellement ordinaires dans la stupéfaction de ce quotidien subverti, de cet instant, banal une seconde plus tôt, élevé au rang de « moment artistique » par l’effet magique de la résolution collective.

Mais tous les groupes ont leurs rebelles, toutes les entreprises collectives leurs individus récalcitrants, et l’un des pigeons bisets de la place n’a que faire de l’harmonie immobile que s’efforcent de construire ses congénères : il déambule à droite à gauche, dodelinant de la tête avec conviction et plongeant sur le pavé au moindre soupçon de miette. Derrière sa silhouette de dandy, avec son cou d’un beau vert irisé et ses plumes grises rayées de deux impeccables traits noirs, il cache bien sa misère, le biset. Car ce qui le travaille, ce n’est pas l’élégance de son allure, la bonne horizontalité des allers-retours de sa tête, d’avant en arrière puis d’arrière en avant, mais son ventre, désespérément creux. Il a la dalle, le biset, et pour gagner son pain, il n’a d’autre recours que de courir les miettes. Il slalome hardiment entre ses congénères pétrifiés à la recherche d’un éclat de baguette ou d’un vestige de sandwiche. Mais ce soir, la Porte Saint-Denis couve la faim, le soleil pâle de Ludo éclaire un champ de pavés d’une aridité toute minérale promettant une maigre moisson. 

Le biset dandy est encore tout à son exploration de surface quand un frémissement parcourt l’assemblée de ses impassibles semblables, suivi aussitôt d’une explosion de battements d’ailes qui résonnent dans le marbre de l’arche comme les voiles trempées d’un navire claquant dans le vent. Une silhouette humaine vient de s’avancer. Sitôt la première frayeur dominée, les pigeons, à demi envolés, convergent en un essaim roucoulant autour de la forme humaine. Ils l’ont reconnue, cette ombre bienveillante. Ils savent que la coïncidence entre cette démarche lente et cette voix traînante, enrouée s’accompagne toujours d’une pluie miraculeuse, une pluie d’abondance et de joie : une pluie de miettes. La joie vient d’abord, avec le bruit merveilleux du pain sec qui craque dans les mains de la bienfaitrice. Celle-ci extirpe une demi-baguette rassie d’un sac plastique et en brise de gros morceaux entre ses deux mains, rassies elles aussi...geste qui fait déjà quelques heureux, ceux du premier cercle, qui ont su tout de suite prendre les meilleures places. Ensuite vient l’abondance. Brisés encore une fois, les gros morceaux donnent naissance à des bouts de pain de la taille d’un poing d’enfant qui, une fois jetés au milieu de la mêlée, nourrissent des tablées entières de pigeons tapageurs, qui les entament tous en même temps, entre bonne franquette et franche querelle. Elle, la bienfaitrice, salue ces ripailles tumultueuses de petits rires compréhensifs, modérant parfois les coups de becs trop méchants d’invites à la tendresse : « on s’calme mes petits, on s’calme ! Y’en a pour tout l’monde vous verrez ! ».

Autour de l’arche du grand Ludo, les passants s’arrêtent souvent pour cueillir quelques miettes du spectacle. Ce n’est pas qu’ils aiment les pigeons, mais les voir ainsi danser autour de cette dame étrange, emmitouflée dans des habits de toutes sortes, ça fait son petit effet! Avec sa robe bariolée de bohémienne, avec son gilet de pêcheur recouvrant un gros pull noir à fermeture éclair, avec son keffieh palestinien en guise d’écharpe lui couvrant la bouche et avec son foulard berbère lui descendant jusqu’aux yeux, la vieille dame semble une sorte d’esprit protecteur des oiseaux, cosmopolite et syncrétique, planant là parmi les pigeons affamés avec la fluidité et le naturel d’un spectre parmi les armures évidées d'un manoir.

Un passant pourtant ne semble pas sensible au charme magnétique de la scène. A peine a-t-il aperçu la vieille dame qu’il stoppe aussitôt sa marche sur le trottoir d’en face, franchit la rue d’un pas alerte et lui lance une vigoureuse semonce :

-     « Excusez-moi, Madame, vous savez que c’est interdit de nourrir les pigeons ? »
Silence radio de la dame aux pigeons. Sans même tourner la tête, elle continue à casser son pain et à en jeter des morceaux gros comme des poings d’enfants aux ventres à plumes qui les picorent frénétiquement :

-     « Madame, je vous dis que c’est interdit ! »

Silence radio. Bruit de pain qui craque. « Mangez mes petits, mangez ! »

-     « Vous comprenez le français ?

Silence radio. Gloussements de jabots et crépitements de becs. « Doucement mes petits, doucement ! »

-     « Mais pourquoi, vous les nourrissez bordel ? Ils nous emmerdent  ces pigeons : ils chient partout, ils sont dans nos pattes, ils bousillent les bagnoles, les toitures et les trottoirs : c’est des parasites, des bons à rien, les pigeons ? »

Sans le vouloir, le passant vient de toucher la corde sensible de la dame aux pigeons. Elle tourne la tête vers lui et lui répond d’un ton très calme, d’une voix froidement trempée dans la colère :

-    

-     « Ca c’est vous qui l’dites, y nettoient les trottoirs, y bouffent nos merdes maintenant qu’on les bouffe plus, eux ! Faut pas oublier que dans l’temps, y z’étaient bons à bouffer, et on les élevait pour leur viande ; z’étaient aussi bons à voler d’ailleurs, et on les élevait pour leurs ailes ; et vous vous voulez qu’on les laisse crever, qu’on oublie d’un coup tout c’qu’y z’ont fait pour nous ! Z’êtes bien déguelasse, mon vieux ! »

-     « C’est très beau tout ça mais pour moi ils ont rien fait du tout, à part du bruit et des fientes... »

« Z’êtes bien de votre époque vous ! Le passé, on s’en fiche ! Y’a qu’une chose qui compte : c’qu’on a sous l’nez ! Mais les anciens combattants, z’allez pas leur sucrer leur pension tout ça parce que c’était y’a un d’mi-siècle qu’y sont allés s’trouer pour vot’ bon plaisir ! C’est p’têt’ pas des Poilus vu qu’y sont du genre Plumés, mais c’est pareil ! Les pigeons c’étaient des héros de la nation, des patriotes sur les champs d’bataille ! Y r’tournaient toujours à l’état major avec leur message ; y’avait pas de déserteurs chez les pigeons, c’étaient des héros ! Pendant la grande boucherie de 14-18, y’en a même qu’ont eu la croix de guerre ! Allez-y voir, dans les livres d’histoire au lieu d’emmerder les pigeons, et vous verrez ! Cher Ami, qu’y s’appelait, de la 77ème division d’infanterie américaine, il a sauvé 200 poilus en portant son message avec une balle dans l’ventre...»

-     « Alors là bravo, bravo Cher Ami, j’espère qu’on lui a fait des funérailles nationales à celui-là ! »

-     « Ça j’en sais rien mais ils lui ont donné la médaille et y l’ont empaillé à la Smithsonian Institution, à Washington, mon bon Monsieur ! »

-      « Magnifique, c’est magnifique ! Dès que je prends des vacances là-bas, je vais pas voir l’Empire State ni le Yellowstone, ni le Grand canyon, je crois que je vais aller voir votre pigeon ! Mais c’est vrai, ça, on en voit pas en vacances des pigeons, ça nous manque, et puis toute l’année on en voit que des boiteux débiles et pollués, là je pourrais voir un vrai pigeon d’élite, un super-pigeon ! »

-     « Ouais c’est ça, foutez-vous de moi ! T’façon, c’est pas la peine de discuter avec des gens comme vous, vous comprenez rien ! Z’avez des habits propres, des maisons propres, des familles propres alors vous voulez des villes propres avec des rues et des trottoirs propres ! Y’a même que ça qui compte : qu'ce soit chiant ou dangereux c’est pas grave, tant que c’est propre ! Bah moi vous voyez, j’ai pas d’maison, j’m’habille chez Récup’ et j’pue à trois mètres, donc c’est vrai qu’on a pas les mêmes besoins ! »

-     Ok ! J’veux bien qu’on soit pas du même monde. Vous êtes à la rue et ça doit pas être facile...mais comprenez-bien, j’veux pas les tuer les pigeons moi, j’veux juste qu’y en ait moins, j’veux juste que les gens arrêtent de les nourrir ! Pour ne rien vous cacher, je fais partie du comité de quartier et on a demandé un pigeonnier stérilisateur, mais si vous continuez à les nourrir, ça servira à rien ! Vous pouvez venir les voir, sans les nourrir, non ?! »

-     « Vous êtes marrants, vous ! Vous m’prenez pour la femme qui murmurait à l’oreille des pigeons ou quoi ? J’suis pas magicienne, moi, j’ai pas un sixième sens pour entrer en communication avec eux. Notre seule langue commune, c’est l’pain ; s’ils viennent vers moi, c’est pas pour mes beaux yeux, c’est pour ça ! »

Et comme pour marquer son propos, pour clore sa démonstration, elle sort de son sac plastique une demi-baguette bien sèche qu’elle casse en clamant, comme si son interlocuteur était déjà loin :

-     « Venez-par là, mes tout doux ! Maman a encore du pain pour tout le monde ! Allez, allez, faut s’bouger un peu les vieux ! », puis, se tournant vers le passant, oubliant tout à coup leur différend : « les vieux ou les malades, z'ont plus la force de s'mettre dans la mêlée au premier rang, alors faut les encourager...ou faire diversion pour qu'les plus voraces bouffent pas tout en premier ! ».

Soudain, elle aperçoit le biset dandy, affamé de la première heure, qui fait tout ce qu’il peut pour percer dans le premier cercle mais qui, de facture trop frêle, se fait toujours repousser par les emplumés ventrus qui campent sous le sac plastique. 

-      « Tiens, vous voyez lui, là-bas, le maigre avec le beau cou vert, il est malade ! Y perd du poids chaque semaine, vous voyez comme il a faim...lui, si personne le nourrit, y crève ! » 

Elle lance alors dans sa direction un petit morceau de pain, dans l’espoir qu’il ne déclenche pas aussitôt une lutte acharnée. Peine perdue, à peine le dandy a-t-il aperçu le morceau de pain que trois vigoureux piliers de mêlée se sont jetés dessus. 

-      « Bon c’est pas pour cette fois, mon vieux ! T’as qu’à venir ! Viens ! Vole un peu avec tes ailes ! Faut bien qu’elle te servent à quelque chose ! » 

Elle tient dans sa main un morceau qu’elle lui tend, semblant vraiment espérer qu’il se passe quelque chose, que le biset dandy réagisse. Le passant sourit intérieurement et confirme son verdict au sujet de la vieille dame : « elle complètement allumée celle-là ».

Mais le biset dandy, à jeun depuis une éternité, harassé d’être bredouille, dépité de voir toutes ces miettes pleuvoir autour des lui sans qu’il lui soit possible d’en déguster une seule, prend justement son envol. Il jette l’éponge, prêt à aller cuver son malheur dans quelque gouttière bourbeuse sur un toit de zinc désolé ! Mais alors qu’il s’apprête à quitter  cette mêlée implacable, il aperçoit un morceau de bonheur en suspens, un bout de paradis à portée de bec : un quignon de pain flottant dans l’air à deux battements d’ailes de lui. Son sang ne fait qu’un tour et l’espace d’une seconde, il se fait faucon du roi, faucon du « grand Ludo », et fond sur le morceau de pain comme sur une proie déjà condamnée. La faim est bonne conseillère et du premier coup de bec, il saisit le quignon de pain, avant de s’envoler bien haut, bien loin de ses congénères peu partageurs : 

-     « En v’là un qui crèv’ra pas d’faim ce soir ! », fait la dame au pigeon, ravie !

Le passant, un temps subjugué par la scène, reprend vite ses esprits cyniques et déclare :

-     « Ouais bah je sais pas si c’est une bonne nouvelle ! »

Puis, peut-être pris de remords ou d’un brusque accès d’empathie avec l’œuvre de la bienfaitrice, il ajoute :

-     « Remarque, tant qu’on les nourrit, ces bêtes, elles restent par terre ; dès qu’elles s’envolent, c’est fini, elles vous chient dessus ! C’est peut-être pas plus mal comme ça ! »

-     « Bah voilà...on commence à s’faire raisonnable ! »

Tout en disant cela, la dame aux pigeons retourne son sac plastique pour en éjecter les dernières miettes. Elle le roule en boule et le glisse dans une des poches kangourou de son gilet de pêcheur. Elle fait ensuite demi-tour et s’éloigne dans l’obscurité, non sans avoir lancé à ses protégés la vibrante promesse de revenir le lendemain. Le passant, avec une inspiration et un mouvement de tête désabusés, a repris lui aussi son chemin. Le soleil a poussé le sien jusqu’au crépuscule, disparaissant là-bas, tout au fond, bien après les toits de zinc où quelque part, un biset dandy est occupé à tailler en pièce un morceau de pain dur. Le grand Ludo, lui, voit ses colombins sujets revenir se lover dans la courbe de son arc, qu'il tend de plaisir avant de leur décocher tendrement ce qu’il lui reste de triomphe et de rayonnement.



dimanche 1 novembre 2015


Je crois, je suis sûr que beaucoup d’hommes n’engagent jamais leur être, leur sincérité profonde. Ils vivent à la surface d’eux-mêmes, et le sol humain est si riche que cette mince couche superficielle suffit pour une maigre moisson, qui donne l’illusion d’une véritable destinée.

Georges Bernanos, Journal d'un curé de campagne, 1936.