vendredi 30 octobre 2015

Une soirée « juste magique » - partie 1



-      « Ce soir c’est soirée Erasmus au Mix, à Montparnasse ! Soirée Erasmus, Keith, tu sais c’que ça veut dire ? »
-      « Bah je suis sensé ouais, parce que t’arrêtes pas de m’tanner avec ça depuis qu’t’y vas ! »
-      « Ça veut dire des meufs en pagaille mon gars, du monde entier, qui sont saoules avant d’entrer juste parce qu’elles sont à Pariiiiiiiis tu sais quoi, ça veut dire entrée gratuite pour les internationaux, enfin bref ça veut dire que ce soir, on serre mon gars, et pour pas cher ! »

Djamel est survolté, comme chaque jeudi depuis qu’il a découvert les soirées étudiantes internationales du Mix Club de Montparnasse. Son ami, Keith, franco-américain résidant de la Cité Internationale au nom prédisposé à emballer en soirée –prononcez kiss– n’a pas eu de mal à lui trouver une carte de résident de la fondation des Etats-Unis, originellement attribuée à un certain Chris, mais qui, moyennant quelques clics sur Photoshop, a été rebaptisée du nom de Djamel.

-      « Donc c’est bon, tu viens ? On dit quoi : 11h ? Faut pas y aller trop tard pour que ça reste gratuit… »
-      « Ok ça marche ! T’amènes à boire ? »
-      « Bah ouais mon flash, quoi ! »
-      « Ca roule ! A+ mec »

Le flash est en réalité une flasque, mais le terme a dû être jugé trop ringard par les gardiens de la langue du monde de la nuit, qui ont cru bon de le remplacer par ce vague homonyme anglicisé, lequel a tout de même l’avantage d’évoquer la brièveté avec laquelle le contenant risque d’être descendu ! 

Ce n’est pas parce que Djamel est un buveur spécialement modéré qu’il a choisi la flasque de whisky et ses 20cl de liquide, mais plutôt parce qu’il espère rentrer en boîte avec son alcool, et que pour ce faire, il lui faut cacher au mieux deux choses : sa gueule d’arabe et sa bouteille ! Pour sa gueule d’arabe, il n’y a pas grand-chose à faire, si ce n’est adopter les postures et atours de l’honnête clubber parisien. Pour la bouteille, il a trouvé une technique imparable –en tout cas imparée– qui consiste à la glisser dans une de ses chaussettes, contre sa cheville, et à mettre un pantalon suffisamment ample pour que l’opération soit la plus furtive possible. Etant donné les dimensions somme toute raisonnables de ses chaussettes, le flash s’est donc imposé !

Keith est en retard. Il y a eu une première soirée à la maison du Brésil et Keith étant du genre à suivre le mouvement, il a eu beaucoup de mal à s’extirper de son groupe de potes. Pris par la pulsation de la Batucada et les vapeurs de cachaça, il a bien failli oublier qu’il avait promis à son pote Djamel de mixer avec lui ce soir ! Au moment où il s’est décidé à partir, il venait juste d’atteindre cet état de confiance en soi où la gêne du mauvais danseur commence à se dissoudre dans les caïpirinhas et à laisser place au désir de prendre une jolie fille dans ses bras. Une certaine Rosana avait tout de même eu le temps de lui transmettre, sinon les rudiments techniques du Lambazouk, du moins l’envie de les assimiler pour une prochaine soirée…Il lui avait dit qu’il reviendrait mais que là il avait promis à un de ses amis avec une gueule d’arabe de sortir en boîte avec lui, et que s’il n’y allait pas, celui-ci risquait de se faire refouler à l’entrée de la boîte ! Rosana s’était montrée très solidaire...

-      « Qu’est-ce que t’as foutu, putain », lui balance Djamel quand il sort de la Gare Montparnasse. Il lui tend tout de suite le flash en lui précisant : « Je te préviens, j’ai eu le temps d’en vider la moitié ! ».
-      « C’est bon, mec, y’avait une soirée à la Cité U…j’me suis échauffé c’est tout ! »

Devant cette explication, Djamel pardonne déjà et sourit :

-      « Alors, ça y est t’es chaud, beau gosse ? Y’a intérêt parce que la Cité U, j’crois qu’elle est plus à Montsouris mais ici ma parole ! Depuis tt’à l’heure que ch’uis là, y’a de tout qui défile : y’a d’l’anglaise, y’a d’l’italienne, y’a d’l’a tchèque, y’a même d’la viking mon pote ! »

Il s’interrompt alors pour lui désigner d’un petit coup de menton un monobuste à huit pieds coiffé de quatre pétulantes rivières blondes : quatre jeunes filles, vraisemblablement d’origine germanique ou scandinave, se tiennent bras-dessus bras-dessous et se dirigent vers la file d’attente.
L’intensité du silence dans lequel Djamel se plonge pendant deux secondes et demie révèle à Keith ses intentions :

-      « Tu veux qu’on les aborde c’est ça ? »
-      « Mais carrément ! C’est une mine d’or ces filles…et puis, avec elles, on passe direct ! »

Djamel se baisse, lève en vitesse son pantalon et glisse en un éclair son flash dans sa chaussette droite, avec le naturel dont on use pour ranger un portefeuille dans la poche intérieure d’une veste. En partant, il s’approche tout près de l’oreille de Keith et lui murmure : 

-      « Tu me laisses leur parler d’abord ! Toi, avec ton super-anglais, tu les auras sur la longueur ! »

Sans attendre de réponse, Djamel s’élance vers le monobuste qui a rejoint l’arrière de la queue et s’est défait pour former un gracieux losange aux sommets tout dorés.

-      « Salut les filles », lance Djamel alors qu’il est encore à deux mètres d’elles. Il a les pouces en mousquetons dans les poches avant de son jean et le sourire asymétrique du latin lover certifié conforme, celui qui creuse une fossette sur la joue d’un côté et révèle une blanche canine de conquérant de l’autre :

-      « Hi », répondent sobrement les autres.
-      « Vikings ? », leur fait Djamel en pointant vers elles ses index et majeurs rassemblés en revolver.

Les filles se regardent les unes les autres avec des moues circonspectes et un petit sourire moqueur qui n’aura pas le temps de s’épanouir. Keith, anglophone opportun, fait une entrée phonétiquement correcte :

-      « My friend meant "viking" », dit Keith en prononçant cette fois le « i » à l’anglaise, c’est-à-dire comme un « aïe » français ! « He thinks you are from Scandinavia ! ».

Les filles sourient et acquiescent. Effectivement, elles sont suédoises. Elles ajoutent qu’elles ne sont pas en Erasmus mais seulement de passage à Paris mais qu’on leur a parlé de cette soirée qui est, paraît-il, « awesome » !
Djamel n’est en rien décontenancé par cette entame laborieuse. Il prend le bras de la première suédoise dont il parvient à croiser franchement le regard et passe le sien par-dessous en lui demandant d’un ton suppliant :

-      « You forgive me ? My english is very bad, but I dance better. You see tout à l’heure. What is your name ? » 

Un peu surprise par la manœuvre, la jeune fille, après un bref conciliabule intérieur, décide de laisser son bras à l’inconnu et lui répond :

-      « Ebba »
-      « "Eh bas" ?! ça c’est du nom ! », répond Djamel du tac-au-tac.

Mais Ebba poursuit déjà les présentations et nomme ses trois copines :

-      « And she is Ida, she is Elin and she is Linnéa ! »
-      « Nice to meet you, nice to meet you, nice to meet you », répond Djamel en s’inclinant légèrement à chaque fois, heureux de pouvoir répéter trois fois une expression dont il est à peu près sûr du sens.

La petite prestation de Djamel fait rire les filles, et Keith en profite pour enchaîner avec une explication très sérieuse de leur situation de célibataires en déshérence, menacés de refoulement à l’entrée s’ils n’ont pas pas de représentantes du beau sexe à leur bras. Keith n’a pas l’audace du geste de Djamel, mais il a celle du verbe et le voilà en train d’improviser une tirade shakesparienne dans laquelle il dit remettre leur sort entre leurs mains et promet de ne pas jouer les « relous » si une fois l’obstacle franchi elles préfèrent rester seules.

Son éloquence libérée par les cocktails brésiliens fait mouche et c’est Elin qui lui prend aussitôt le bras en déclamant :

-      « Comme here my Roméo ! »

Arrive bientôt le moment de la fouille au corps et de l’examen de faciès. Djamel est un peu tendu. Mine de rien, ça fait mal de se faire refouler devant tout le monde à cause d’une teinte de peau qui, jugée suspicieuse dans le monde diurne, devient carrément coupable d’office dans le monde nocturne. Cela rend Djamel inhabituellement silencieux. 

Mais les femmes sont souvent très compréhensives avec les faiblesses des hommes dans leur rôle de flambeur : elles savent bien, elles, que c’est du théâtre tout ça et quand la comédie vire au drame pour on ne sait quelle raison et que Don Juan se met à chialer sur l’épaule de Sganarelle, elles sont là pour tenir les planches…du salut.

Ebba, voyant la mine anxieuse de son cavalier et cherchant à maintenir le niveau sonore des conversations au-dessus du seuil de la suspicion, entame ainsi une chanson suédoise aussitôt reprise par ses trois copines. Elles ont des sourires gigantesques et les yeux brillants comme la neige de Stockhölm sous le soleil d’hiver, les quatre nixes venues du froid ! Les deux grosses caisses qui gardent l’entrée de la boîte se laissent secouer par le chant et rigolent un bon coup : c’est pas tous les soirs qu’ils ont une chorale scandinave au Mix ! La fouille au corps en est passablement écourtée. Mais même plus courte, celle de Djamel reste la plus longue –on ne change pas si vite les vieux réflexes ! –. Le vigile lui demande de vider ses poches, d’ouvrir sa veste, puis commence à lui tâter le corps en descendant lentement depuis les côtes jusqu’aux genoux…laissant les chevilles vierges de palpation ! Djamel retient un soupir de soulagement.

Le passage à la caisse est une formalité. Keith et les suédoises sortent leurs papiers d’étrangers homologués, Djamel tend quant à lui sa contrefaçon, laquelle n’éveille aucun soupçon chez la caissière. Celle-ci est certainement trop occupée à passer d’une joue à l’autre un bâton de sucette en tâchant de garder le rythme des basses de la house qui occupe déjà bien l’espace. C’est souvent comme ça dans les boîtes : passés les videurs, les filles ou les mecs à la caisse ont l’air d’être là pour mettre les clients dans l’ambiance, et adoptent le standing du lieu dont ils sont comme un modèle ! Selon la tête du client, celui-ci aura alors l’impression d’être complétement snobé ou au contraire d’être un habtraité en VIP —le rêve ultime—…Djamel, qui entre plutôt dans la première catégorie, n’en prend pas ombrage, puisqu’alors qu’ils se dirigent vers les vestiaires, il glisse à Keith :

-      « T’as vu comme elle est bonne la fille de l’entrée ! J’prendrais bien la place de sa sucette moi ! »  
-      « Putain t’es lourd, mec ! Focus ! On a quatre suédoises à gérer, là ! Te disperse pas sinon c’est elles qui vont se disperser ! »
-      « Ouais t’as raison, gros ! Allez, on va chercher les p’tits drapeaux ! ».

Les « p’tits drapeaux », c’est la trouvaille de l’asso étudiante qui organise la soirée. Il s’agit d’autocollants à l’effigie des drapeaux nationaux d’à peu près tous les pays du monde, que les gens sont sensés choisir en fonction de leur pays d’origine. L’idée est ensuite de se coller son drapeau autocollant quelque part, souvent sur le torse, parfois sur le front pour les blagueurs, sur les pecs pour les crâneurs et sur le haut de seins pour les allumeuses qui mettent ainsi une signalétique à leur décolleté !

Keith la joue posée, réaliste. Il choisit entre ses deux nationalités celle qu’il juge la plus exotique et la plus classe : il se colle une bannière étoilée sur la chemise. GI Joe en permission, classique mais efficace ! Djamel, en boîte, n’a pas de patrie, ou plutôt n’en a qu’une seule : la flambe ! Pour celle-là, il est toujours prêt à reprendre du service et se permet à peu près tout. Il choisit donc non pas un mais deux drapeaux du Vatican qu’il se colle sur les épaules, un de chaque côté, comme des galons d’officier de la marine. Djamel, c’est le moine-soldat de la flambe, prêt pour de plus ou moins saintes croisades, armé de son flash et de son hip-hop ! Les quatre suédoises, quant à elles, n’ont pas cherché à faire les originales : elles forment un quatuor bleu et or simple et harmonieux, redoutablement visible et partant efficace comme produit d’appel à la drague –tout ce que cherche les boîtes d’ailleurs, en rendant gratuites l’entrée pour les femmes– . Djamel et Keith savent qu’ils ne devront pas perdre de temps.

Le groupe descend les escaliers qui mènent au dancefloor. Djamel ne peut pas s’empêcher de zieuter les tables des nababs de la mezzanine, les tables réservées aux groupes à bouteilles, ces dominants du monde de la nuit, ceux qui ne dansent que sur les morceaux qu’ils aiment et claquent des fortunes en bulles et en whisky-coca. Un jour, il aura assez de tune pour se payer une table comme ça à lui tout seul, et là, plus besoin des combines minables "flash-into-the-chaussette" : il invitera tout le monde, fera sauter le Dom Pérignon et aura toujours une fille sous chaque bras : il sera le roi de la nuit !

En bas de l’escalier, les filles manifestent le désir d’aller tout de suite prendre un verre au bar. Djamel esquive habilement, prétendant qu’il préfère commencer la soirée à jeun, histoire de mieux danser. Discrètement, il invite Keith à le suivre aux toilettes. Keith comprend tout de suite et use de son meilleur anglais pour prendre congé de ces demoiselles en leur signifiant qu’ils ne sauraient tarder. Arrivés dans les chiottes, déjà dans un état de submersion et de pestilence avancé, Djamel se met dans un coin, se baisse rapidement pour sortir le flash de sa cachette et le tend à Keith :

-      « Vas-y commence, moi j’ai déjà pas mal tiré ! »
Keith s’envoie une petite gorgée, qui lui arrache néanmoins une belle grimace :
-      « Ah putain…c’est vraiment pour la bonne cause…c’est trop dégueu ton truc… »

Djamel tend la main pour reprendre la fiole de potion magique :

-      « Bah vas-y, donne alors parce qu’on a pas qu’ça à faire. Y’a nos reines des neiges qui fondent dehors ! »
-      « Nan attends… »



Keith connaît la valeur de l’alcool en soirée, et il est prêt à faire un effort. Valeur d’usage bien sûr car sans lui, il faut être un monstre d’assurance pour avoir une seule chance de conclure au milieu de tous les morts de faim complètement pétés qui se frottent à tous les culs et finissent par flirter avec la moindre silhouette aux cheveux longs avant de connaître la forme de son chromosome 23 ; mais valeur d’échange aussi car il n’a pas envie de claquer 30€ pour s’envoyer la même dose d’alcool que celle qu’il y a dans un flash ! Il reprend donc deux petites gorgées, qui lui déforment à nouveau cruellement le visage. Djamel n’a plus qu’à finir cul-sec les deux doigts de whisky restants avant de jeter la bouteille dans la poubelle. Il se tourne alors vers le miroir, fait une petite vérif’ à son look, redonne du brio à sa coiffure en brosse avec un peu d’eau, arrange sa chemise pour qu’elle moule bien son torse tout sec, puis valide d’un tchip du coin de la bouche :

-      « Taille de beau gosse ! On y va mec ! »

Sans attendre la réponse de Keith, il sort des toilettes et se dirige vers le bar. Les doses de whisky prises dans la dernière demi-heure commencent à faire leur effet et Djamel est en train de changer d’état. Il ressent dans tout son corps la pulsation des basses, la chaleur de l’alcool est en train de diffuser en lui son sérum de confiance, c’est-à-dire de puissance et la musique et l’alcool sont en train de l’habiller de son uniforme favori : celui du clubber chaud bouillant ! 

Il marche la tête haute, le torse bombé, son regard perçant la foule coagulée pour aller côtoyer les horizons. Il bouscule un peu tout le monde avec une conviction extrême, comme si se frayer un chemin parmi la foule était une sorte de mission sacrée. Personne ne s’en formalise. Quand il croise une bombe, son regard redescend brutalement de l’horizon indéfini où il nébule pour aller se planter dans la fente d’un décolleté ou dans le poli d’un cul magiquement moulé. Personne ne s’en formalise.