(Cet article est paru dans Mouche-Magazine, magazine en ligne de critique de cinéma: http://mouche-magazine.blogspot.fr/)
« Plus c’est local, plus c’est universel », affirmait autrefois l’architecte portugais Fernando Távora. Cette hypothèse paradoxale, le cinéaste Gilles Perret la démontre aujourd'hui avec maestria dans son dernier documentaire, au nom si astucieusement provocateur...
De Mémoires d’Ouvriers : l’autre France d’en haut parvient à embrasser un siècle d’histoire du mouvement ouvrier en s’appuyant sur l’exemple des pays de Savoie. De l’essor de l’électrométallurgie à la toute fin du XIXe siècle jusqu’à l’industrie du tourisme de montagne, en passant par les grands travaux des Alpes, tous les grands problèmes sociaux du XXe siècle sont passés en revue : l’exode rural, la reconstruction d’après-guerre, l’immigration de travail, la désindustrialisation, l’essor du secteur tertiaire et enfin la mondialisation, avec son lot d’ajustements structurels et de délocalisations.
Ce travail de Gilles Perret ne se comprend qu’au croisement de deux intentions, l’une cinématographique, l’autre politique. L’intention cinématographique, c’est de filmer le monde social avec tous les moyens dont on dispose. Ici, la mémoire vivante des ouvriers éclaire, au même titre que la mémoire savante des historiens, la matière brute des archives de la Cinémathèque des Pays de Savoie et de l’Ain. On écoute avec le même intérêt l’historien Michel Etiévent nous conter la double journée héroïque et harassante des premiers ouvriers-paysans de l’électrométallurgie, et l’ouvrier à la retraite Marcel Aynard revenir sur la construction épique et laborieuse du grand barrage de Roselend. Dans tous les témoignages, ce même paradoxe : le mouvement ouvrier fascine par l’ampleur de ses réalisations, par la culture qu’il a produite, imprégnée des valeurs de solidarité et de résistance politique ; mais il inquiète aussi, par l’importance des sacrifices qu’il a dû concéder pour s’adapter à des contraintes de coût et de performance toujours plus grande. Si l’abnégation du bâtisseur de barrages force l’admiration, l’aliénation du forçat de l’acier ou du béton défie la compréhension… L’intention politique, ensuite. Évidente à l’écran, elle n’est pourtant pas explicite (c’est sur le site web associé au film qu’elle se trouve expliquée). Gilles Perret part du constat que les ouvriers représentent 23% des actifs mais n’occupent que 2% de l’espace médiatique. « Lorsque nous allumons la TV ou la radio, nous avons l’impression qu’en France, il n’y a plus que des publicitaires, des employés de bureau, des avocats ou des cadres dirigeants. Quel oubli et quel mépris... », regrette-t-il.
Les ouvriers ont la mémoire longue. Gilles Perret l’a compris et le parcours qu’il nous propose à travers l’histoire du mouvement ouvrier doit beaucoup de sa réussite à la qualité des témoignages recueillis. C’est d’ailleurs une constance du cinéma que propose le réalisateur savoyard. Après avoir dénoncé l’arbitraire absurde des délocalisations dans Ma Mondialisation (2006), puis le démantèlement des acquis du Conseil National de la Résistance dans Walter entre en Résistance (2009), Gilles Perret construit pas à pas un cinéma critique exigeant, bâti sur de solides enquêtes, qui excelle par-dessus tout dans le dévoilement de ce que le local porte en lui d’universel.