mardi 21 juillet 2015

La fleur ou l’herbe


Au coin de la rue de l’ouest et de la rue Pernetty, il y a un fleuriste. Ca vaut la peine de le rappeler parce que ce matin, en regardant sa vitrine en triptyque qui épouse le coin de la rue, c’est difficile à croire. Deux trous énormes en criblent le pan central tandis que son versant droit est tout simplement pulvérisé, transformé en miettes de verres qui gisent parmi les tiges fauchées, la terre de jardinières renversées et une grille de cage à lapin. En fait, sans un auvent vert en guise de frontispice rappelant le dessein des lieux, on croirait plutôt avoir affaire au saloon de Painful Gulch, juste après qu’il ait essuyé les salves des O’Timmins et des O’Haras.
Des cercles concentriques de sollicitude et de commérages se sont formés autour de l’épicentre de l’évènement, qui s’est déplacé, depuis le séisme nocturne, de la vitrine de la boutique vers sa propriétaire, une frêle dame blonde d’une cinquantaine d’années, au visage impassible. Elle est cernée par trois dames replètes, des matrones de quartier, dont on devine, à leur passion enquêtrice, l’envergure de leurs terrasses fleuries :
- Et ils ont volé des choses ? Et vous savez qui sait ? Et vous êtes bien couverte ? Et le lapin nain, qu’est-ce qu’ils lui ont fait ? [1]
« Ils » : ce sont les vendeurs de shit du trottoir d’en face, les « p’tits jeunes qui foutent le bordel » comme dit un membre du deuxième cercle, apparemment fort excité par l’affaire, qu’il semble déjà avoir élucidé :
- C’est un règlement de compte ! ça fait des mois qu’il la font chier parce qu’elle accepte pas qu’ils vendent juste devant sa boutique...y’a eu des menaces de mort et tout...le jour, ils la ramènent pas trop : ils se barrent 5 minutes puis ils reviennent ; mais la nuit, quand y’a personne, bah ils se vengent !
 
Visiblement intéressé par les propos de l’orateur, un éloigné du troisième cercle franchit la barrière invisible qui le sépare du deuxième pour donner le change à l’éloquent détective public :
-  Et la boutique, elle marchait bien avec cet entourage ?
-  Pffff ! La pauvre dame, elle a perdu deux employés en un an.
-  Ils avaient peur ?
-  Même pas ! C’est les clients qui ont peur ou qui préfèrent aller ailleurs ! Elle a perdu la moitié de sa clientèle l’année dernière, du coup elle a été obligée de congédier ses employés. Elle est toute seule maintenant...
Les cercles concentriques se diluent peu à peu dans la ville. Les moins curieux se sont contentés du chapeau de fait divers et ont continué leur chemin ; les plus hardis sont passés de cercle inscrit en cercle inscrit mais rares sont ceux étant parvenus à échanger directement avec la fleuriste, toujours aux prises avec les trois grâces...
Les ronds de gens se dispersent pour de bon quand la fleuriste rentre dans sa boutique. Elle s’éclipse discrètement derrière la vitrine badigeonnée d’une banderole de plastique blanche et rouge posée par la police. On distingue sa silhouette qui s’éloigne vers l’arrière-boutique, puis disparaît.
La scène du drame et son contrecoup sont clos : seul reste le drame. Que fera la fleuriste désormais ? Que fera-t-elle, elle dont les fleurs perdent chaque jour leurs pétales sur ce trottoir gagné par la mauvaise herbe ?


[1] Amis des animaux, rassurez-vous, rien de létal n’arriva au petit lapin, qui fut sauvé de l’asphyxie par les pompiers.