Au coin de la rue de l’ouest et de la rue Pernetty, il y a
un fleuriste. Ca vaut la peine de le rappeler parce que ce matin, en regardant
sa vitrine en triptyque qui épouse le coin de la rue, c’est difficile à croire.
Deux trous énormes en criblent le pan central tandis que son versant droit est tout
simplement pulvérisé, transformé en miettes de verres qui gisent parmi les tiges fauchées,
la terre de jardinières renversées et une grille de cage à lapin. En fait, sans
un auvent vert en guise de frontispice rappelant le dessein des lieux, on
croirait plutôt avoir affaire au saloon de Painful Gulch, juste après qu’il ait
essuyé les salves des O’Timmins et des O’Haras.
Des cercles concentriques de sollicitude et de commérages se
sont formés autour de l’épicentre de l’évènement, qui s’est déplacé, depuis le
séisme nocturne, de la vitrine de la boutique vers sa propriétaire, une frêle
dame blonde d’une cinquantaine d’années, au visage impassible. Elle est cernée
par trois dames replètes, des matrones de quartier, dont on devine, à leur
passion enquêtrice, l’envergure de leurs terrasses fleuries :
- Et ils ont volé des choses ? Et vous savez
qui sait ? Et vous êtes bien couverte ? Et le lapin nain,
qu’est-ce qu’ils lui ont fait ? [1]
« Ils » : ce sont les vendeurs de shit du
trottoir d’en face, les « p’tits jeunes qui foutent le bordel » comme
dit un membre du deuxième cercle, apparemment fort excité par l’affaire, qu’il
semble déjà avoir élucidé :
- C’est un règlement de compte ! ça fait des
mois qu’il la font chier parce qu’elle accepte pas qu’ils vendent juste devant
sa boutique...y’a eu des menaces de mort et tout...le jour, ils la ramènent pas
trop : ils se barrent 5 minutes puis ils reviennent ; mais la nuit,
quand y’a personne, bah ils se vengent !
Visiblement intéressé par les propos de l’orateur, un
éloigné du troisième cercle franchit la barrière invisible qui le sépare du deuxième
pour donner le change à l’éloquent détective public :
- Et la boutique, elle marchait bien avec cet entourage ?
- Pffff ! La pauvre dame, elle a perdu deux
employés en un an.
- Ils avaient peur ?
- Même pas ! C’est les clients qui ont peur ou
qui préfèrent aller ailleurs ! Elle a perdu la moitié de sa clientèle l’année
dernière, du coup elle a été obligée de congédier ses employés. Elle est toute
seule maintenant...
Les cercles concentriques se diluent peu à peu dans la
ville. Les moins curieux se sont contentés du chapeau de fait divers et ont
continué leur chemin ; les plus hardis sont passés de cercle inscrit en
cercle inscrit mais rares sont ceux étant parvenus à échanger directement avec
la fleuriste, toujours aux prises avec les trois grâces...
Les ronds de gens se dispersent pour de bon quand la
fleuriste rentre dans sa boutique. Elle s’éclipse discrètement derrière la
vitrine badigeonnée d’une banderole de plastique blanche et rouge posée par la
police. On distingue sa silhouette qui s’éloigne vers l’arrière-boutique, puis
disparaît.
La scène du drame et son contrecoup sont clos : seul
reste le drame. Que fera la fleuriste désormais ? Que fera-t-elle, elle
dont les fleurs perdent chaque jour leurs pétales sur ce trottoir gagné par la
mauvaise herbe ?
[1]
Amis des animaux, rassurez-vous, rien de létal n’arriva au petit lapin, qui fut
sauvé de l’asphyxie par les pompiers.