Au croisement du
boulevard Bonne Nouvelle, de la rue Saint-Denis et du boulevard Strasbourg
Saint-Denis, il y a un rond-point. Au milieu de ce rond-point est sis un arc de
pierre. Au cœur de cet arc de pierre, bien couvés par son arcade centrale, il y
a des pigeons. Beaucoup de pigeons. Des centaines de pigeons.
On devine qu’il
fut un jour triomphal cet arc, dédié à un certain Ludovico Magno, nom romain
d’un roi qui aima trop la guerre, mais davantage encore les dénominations superlatives…De
ce triomphe, que reste-t-il aujourd’hui ? Des pigeons, des centaines de
pigeons, soldats en retraite d’armées disparues dont le plumage boursouflé et
fuligineux trouve abri sous la porte de celui qui fut un jour l’astre solaire
d’un grand royaume. Celui-là, avide de jouer encore un rôle, quelqu’il soit,
même trois siècles après sa mort, n’a rien trouvé de mieux qu’un pseudo : Ludovic
Magne, alias « le grand Ludo »,
pour se glisser incognito dans le siècle des réseaux et y rallier de nouveaux
sujets : les pigeons de la Porte Saint-Denis, seuls êtres bipèdes doués
d’intelligence daignant encore faire usage de son soleil usé pour se chauffer
le corps. Que ne ferait-on pas pour traverser le temps ?
Il est dix-huit
heures et la vie du carrefour bat son plein. Tout le monde circule, tout le
monde court. Les travailleurs éreintés courent après une nuit réparatrice, les
travailleurs désœuvrés courent au spectacle dans un contre-la-montre effréné
contre l’ennui nocturne, les travailleurs excités courent sus aux bières
fraiches et aux canons d’afterworks, les travailleurs sans travail courent encore.
Tout le monde court, vraiment. Sauf les pigeons. Eux gonflent leurs plumes en
écharpes bouffantes, rentrent le bec dedans et affrontent les courants d’air de
l’automne sans bouger, stoïques. En bons parisiens, ils affectent une affabilité
modérée, ils gardent leurs distances. Ils sont ainsi répartis de façon presque
géométrique sur la place, tous dans une position équidistante vis-à-vis de leurs plus proches voisins. Mais le plus étonnant est leur impassibilité. Ils sont là
comme des statues de chair, d’os et de plumes, aspirant peut-être à la
condition esthétique et figée de celles, en pierre elles, qui ornent la façade de l’arc
du grand Ludo. A moins qu’il n’aient cédé, en citadins branchés et dans leur
siècle, à la mode des freeze mobs,
ces performances artistiques collectives où des individus, informés au
préalable par Internet, se passent le mot d’être présents à une heure très
précise dans un lieu très précis de la ville, puis, feignant d’y être comme des
passants ordinaires, vacants à d’ordinaires activités, s’immobilisent à l’heure
dite, laissant les passants réellement ordinaires dans la stupéfaction de ce
quotidien subverti, de cet instant, banal une seconde plus tôt, élevé au rang
de « moment artistique » par l’effet magique de la résolution
collective.
Mais tous les groupes
ont leurs rebelles, toutes les entreprises collectives leurs individus
récalcitrants, et l’un des pigeons bisets de la place n’a que faire de
l’harmonie immobile que s’efforcent de construire ses congénères : il
déambule à droite à gauche, dodelinant de la tête avec conviction et plongeant
sur le pavé au moindre soupçon de miette. Derrière sa silhouette de dandy, avec
son cou d’un beau vert irisé et ses plumes grises rayées de deux impeccables
traits noirs, il cache bien sa misère, le biset. Car ce qui le travaille, ce
n’est pas l’élégance de son allure, la bonne horizontalité des allers-retours de
sa tête, d’avant en arrière puis d’arrière en avant, mais son ventre,
désespérément creux. Il a la dalle, le biset, et pour gagner son pain, il n’a d’autre
recours que de courir les miettes. Il slalome hardiment entre ses congénères
pétrifiés à la recherche d’un éclat de baguette ou d’un vestige de sandwiche.
Mais ce soir, la Porte Saint-Denis couve la faim, le soleil pâle de Ludo
éclaire un champ de pavés d’une aridité toute minérale promettant une maigre
moisson.
Le biset dandy
est encore tout à son exploration de surface quand un frémissement parcourt
l’assemblée de ses impassibles semblables, suivi aussitôt d’une explosion de battements
d’ailes qui résonnent dans le marbre de l’arche comme les voiles trempées d’un
navire claquant dans le vent. Une silhouette humaine vient de s’avancer. Sitôt
la première frayeur dominée, les pigeons, à demi envolés, convergent en un
essaim roucoulant autour de la forme humaine. Ils l’ont reconnue, cette ombre
bienveillante. Ils savent que la coïncidence entre cette démarche lente et
cette voix traînante, enrouée s’accompagne toujours d’une pluie miraculeuse,
une pluie d’abondance et de joie : une pluie de miettes. La joie vient
d’abord, avec le bruit merveilleux du pain sec qui craque dans les mains de la
bienfaitrice. Celle-ci extirpe une demi-baguette rassie d’un sac plastique et
en brise de gros morceaux entre ses deux mains, rassies elles aussi...geste
qui fait déjà quelques heureux, ceux du premier cercle, qui ont su tout de
suite prendre les meilleures places. Ensuite vient l’abondance. Brisés encore
une fois, les gros morceaux donnent naissance à des bouts de pain de la taille
d’un poing d’enfant qui, une fois jetés au milieu de la mêlée, nourrissent des
tablées entières de pigeons tapageurs, qui les entament tous en même temps,
entre bonne franquette et franche querelle. Elle, la bienfaitrice, salue ces ripailles tumultueuses de petits rires compréhensifs,
modérant parfois les coups de becs trop méchants d’invites à la
tendresse : « on s’calme mes petits, on s’calme ! Y’en a pour
tout l’monde vous verrez ! ».
Autour de
l’arche du grand Ludo, les passants s’arrêtent souvent pour cueillir quelques
miettes du spectacle. Ce n’est pas qu’ils aiment les pigeons, mais les voir
ainsi danser autour de cette dame étrange, emmitouflée dans des habits de
toutes sortes, ça fait son petit effet! Avec sa robe bariolée de
bohémienne, avec son gilet de pêcheur recouvrant un gros pull noir à fermeture
éclair, avec son keffieh palestinien en guise d’écharpe lui couvrant la bouche
et avec son foulard berbère lui descendant jusqu’aux yeux, la vieille dame semble
une sorte d’esprit protecteur des oiseaux, cosmopolite et syncrétique, planant
là parmi les pigeons affamés avec la fluidité et le naturel d’un spectre parmi les armures évidées d'un manoir.
Un passant
pourtant ne semble pas sensible au charme magnétique de la scène. A peine
a-t-il aperçu la vieille dame qu’il stoppe aussitôt sa marche sur le trottoir
d’en face, franchit la rue d’un pas alerte et lui lance une vigoureuse semonce :
-
« Excusez-moi, Madame, vous savez que c’est
interdit de nourrir les pigeons ? »
Silence radio de
la dame aux pigeons. Sans même tourner la tête, elle continue à casser son pain
et à en jeter des morceaux gros comme des poings d’enfants aux ventres à plumes
qui les picorent frénétiquement :
-
« Madame, je vous dis que c’est
interdit ! »
Silence radio.
Bruit de pain qui craque. « Mangez mes petits, mangez ! »
-
« Vous comprenez le français ?
Silence radio.
Gloussements de jabots et crépitements de becs. « Doucement mes petits,
doucement ! »
-
« Mais pourquoi, vous les nourrissez
bordel ? Ils nous emmerdent ces
pigeons : ils chient partout, ils sont dans nos pattes, ils bousillent les bagnoles, les
toitures et les trottoirs : c’est des parasites, des bons à rien, les
pigeons ? »
Sans le vouloir,
le passant vient de toucher la corde sensible de la dame aux pigeons.
Elle tourne la tête vers lui et lui répond d’un ton très calme, d’une voix
froidement trempée dans la colère :
-
-
« Ca c’est vous qui l’dites, y nettoient les
trottoirs, y bouffent nos merdes maintenant qu’on les bouffe plus, eux ! Faut
pas oublier que dans l’temps, y z’étaient bons à bouffer, et on les élevait
pour leur viande ; z’étaient aussi bons à voler d’ailleurs, et on les élevait
pour leurs ailes ; et vous vous voulez qu’on les laisse crever, qu’on
oublie d’un coup tout c’qu’y z’ont fait pour nous ! Z’êtes bien déguelasse,
mon vieux ! »
-
« C’est très beau tout ça mais pour moi ils
ont rien fait du tout, à part du bruit et des fientes... »
« Z’êtes
bien de votre époque vous ! Le passé, on s’en fiche ! Y’a qu’une
chose qui compte : c’qu’on a sous l’nez ! Mais les anciens
combattants, z’allez pas leur sucrer leur pension tout ça parce que c’était y’a
un d’mi-siècle qu’y sont allés s’trouer pour vot’ bon plaisir ! C’est p’têt’ pas des Poilus vu qu’y sont du genre Plumés,
mais c’est pareil ! Les pigeons c’étaient des héros de la nation, des patriotes sur
les champs d’bataille ! Y r’tournaient toujours à l’état major avec leur
message ; y’avait pas de déserteurs chez les pigeons, c’étaient des
héros ! Pendant la grande boucherie de 14-18, y’en a même qu’ont eu la
croix de guerre ! Allez-y voir, dans les livres d’histoire au lieu d’emmerder
les pigeons, et vous verrez ! Cher
Ami, qu’y s’appelait, de la 77ème division d’infanterie américaine, il a
sauvé 200 poilus en portant son message avec une balle dans l’ventre...»
-
« Alors là bravo, bravo Cher Ami, j’espère qu’on lui a fait des
funérailles nationales à celui-là ! »
-
« Ça j’en sais rien mais ils lui ont donné la
médaille et y l’ont empaillé à la Smithsonian
Institution, à Washington, mon bon Monsieur ! »
-
« Magnifique, c’est magnifique ! Dès
que je prends des vacances là-bas, je vais pas voir l’Empire State ni le
Yellowstone, ni le Grand canyon, je crois que je vais aller voir votre
pigeon ! Mais c’est vrai, ça, on en voit pas en vacances des pigeons, ça nous
manque, et puis toute l’année on en voit que des boiteux débiles et
pollués, là je pourrais voir un vrai pigeon d’élite, un
super-pigeon ! »
-
« Ouais c’est ça, foutez-vous de moi !
T’façon, c’est pas la peine de discuter avec des gens comme vous, vous
comprenez rien ! Z’avez des habits propres, des maisons propres, des
familles propres alors vous voulez des villes propres avec des rues et des
trottoirs propres ! Y’a même que ça qui compte : qu'ce soit chiant ou
dangereux c’est pas grave, tant que c’est propre ! Bah moi vous voyez,
j’ai pas d’maison, j’m’habille chez Récup’ et j’pue à trois mètres, donc c’est
vrai qu’on a pas les mêmes besoins ! »
-
Ok ! J’veux bien qu’on soit pas du même
monde. Vous êtes à la rue et ça doit pas être facile...mais comprenez-bien,
j’veux pas les tuer les pigeons moi, j’veux juste qu’y en ait moins, j’veux
juste que les gens arrêtent de les nourrir ! Pour ne rien vous cacher, je
fais partie du comité de quartier et on a demandé un pigeonnier stérilisateur,
mais si vous continuez à les nourrir, ça servira à rien ! Vous pouvez
venir les voir, sans les nourrir, non ?! »
-
« Vous êtes marrants, vous ! Vous
m’prenez pour la femme qui murmurait à
l’oreille des pigeons ou quoi ? J’suis pas magicienne, moi, j’ai pas
un sixième sens pour entrer en communication avec eux. Notre seule langue
commune, c’est l’pain ; s’ils viennent vers moi, c’est pas pour mes beaux
yeux, c’est pour ça ! »
Et comme pour
marquer son propos, pour clore sa démonstration, elle sort de son sac plastique
une demi-baguette bien sèche qu’elle casse en clamant, comme si son
interlocuteur était déjà loin :
-
« Venez-par là, mes tout doux ! Maman
a encore du pain pour tout le monde ! Allez, allez, faut s’bouger un peu
les vieux ! », puis, se tournant vers le passant, oubliant tout à coup leur différend : « les
vieux ou les malades, z'ont plus la force de s'mettre dans la mêlée au
premier rang, alors faut les encourager...ou faire diversion pour qu'les plus
voraces bouffent pas tout en premier ! ».
Soudain, elle
aperçoit le biset dandy, affamé de la première heure, qui fait tout ce qu’il
peut pour percer dans le premier cercle mais qui, de facture trop frêle, se
fait toujours repousser par les emplumés ventrus qui campent sous le sac plastique.
-
« Tiens, vous voyez lui, là-bas, le maigre
avec le beau cou vert, il est malade ! Y perd du poids chaque semaine,
vous voyez comme il a faim...lui, si personne le nourrit, y
crève ! »
Elle lance alors
dans sa direction un petit morceau de pain, dans l’espoir qu’il ne déclenche
pas aussitôt une lutte acharnée. Peine perdue, à peine le dandy a-t-il aperçu
le morceau de pain que trois vigoureux piliers de mêlée se sont jetés dessus.
-
« Bon c’est pas pour cette fois, mon
vieux ! T’as qu’à venir ! Viens ! Vole un peu avec tes
ailes ! Faut bien qu’elle te servent à quelque chose ! »
Elle tient dans
sa main un morceau qu’elle lui tend, semblant vraiment espérer qu’il se passe
quelque chose, que le biset dandy réagisse. Le passant sourit intérieurement et
confirme son verdict au sujet de la vieille dame : « elle
complètement allumée celle-là ».
Mais le biset
dandy, à jeun depuis une éternité, harassé d’être bredouille, dépité de voir
toutes ces miettes pleuvoir autour des lui sans qu’il lui soit possible d’en
déguster une seule, prend justement son envol. Il jette l’éponge, prêt à aller
cuver son malheur dans quelque gouttière bourbeuse sur un toit de zinc désolé ! Mais alors qu’il s’apprête à quitter cette mêlée implacable, il aperçoit un
morceau de bonheur en suspens, un bout de paradis à portée de bec : un
quignon de pain flottant dans l’air à deux battements d’ailes de lui. Son
sang ne fait qu’un tour et l’espace d’une seconde, il se fait faucon du roi,
faucon du « grand Ludo », et fond sur le morceau de pain comme sur
une proie déjà condamnée. La faim est bonne conseillère et du premier coup de
bec, il saisit le quignon de pain, avant de s’envoler bien haut, bien loin de
ses congénères peu partageurs :
-
« En v’là un qui crèv’ra pas d’faim ce
soir ! », fait la dame au pigeon, ravie !
Le passant, un
temps subjugué par la scène, reprend vite ses esprits cyniques et
déclare :
-
« Ouais bah je sais pas si c’est une bonne
nouvelle ! »
Puis, peut-être
pris de remords ou d’un brusque accès d’empathie avec l’œuvre de la
bienfaitrice, il ajoute :
-
« Remarque, tant qu’on les nourrit, ces
bêtes, elles restent par terre ; dès qu’elles s’envolent,
c’est fini, elles vous chient dessus ! C’est peut-être pas plus mal comme
ça ! »
-
« Bah voilà...on commence à s’faire
raisonnable ! »
Tout en disant
cela, la dame aux pigeons retourne son sac plastique pour en éjecter les
dernières miettes. Elle le roule en boule et le glisse dans une des
poches kangourou de son gilet de pêcheur. Elle fait ensuite demi-tour et s’éloigne
dans l’obscurité, non sans avoir lancé à ses protégés la vibrante promesse de
revenir le lendemain. Le passant, avec une inspiration et un mouvement de
tête désabusés, a repris lui aussi son chemin. Le soleil a poussé le
sien jusqu’au crépuscule, disparaissant là-bas, tout au fond, bien après les
toits de zinc où quelque part, un biset dandy est occupé à tailler en pièce un
morceau de pain dur. Le grand Ludo, lui, voit ses colombins sujets revenir se lover dans
la courbe de son arc, qu'il tend de plaisir avant de leur décocher tendrement
ce qu’il lui reste de triomphe et de rayonnement.