Joris-Karl Huysmans, Paris, 1901 ou 1902, Carnets de L'Herne
samedi 12 décembre 2015
L'on parle bien entendu, plus que jamais, de socialisme, d'émancipation des classes laborieuses, de bien-être donné au peuple, sans même paraître se douter que tant que les accaparements et que les trusts existeront, tant que l'omnipotence des capitaux réunis sera permise, ce sera la féodalité financière et commerciale beaucoup plus redoutable que celle des nobiliaux détruites par la Révolution.
mercredi 11 novembre 2015
Le grand Ludo et la dame aux pigeons
Au croisement du
boulevard Bonne Nouvelle, de la rue Saint-Denis et du boulevard Strasbourg
Saint-Denis, il y a un rond-point. Au milieu de ce rond-point est sis un arc de
pierre. Au cœur de cet arc de pierre, bien couvés par son arcade centrale, il y
a des pigeons. Beaucoup de pigeons. Des centaines de pigeons.
On devine qu’il
fut un jour triomphal cet arc, dédié à un certain Ludovico Magno, nom romain
d’un roi qui aima trop la guerre, mais davantage encore les dénominations superlatives…De
ce triomphe, que reste-t-il aujourd’hui ? Des pigeons, des centaines de
pigeons, soldats en retraite d’armées disparues dont le plumage boursouflé et
fuligineux trouve abri sous la porte de celui qui fut un jour l’astre solaire
d’un grand royaume. Celui-là, avide de jouer encore un rôle, quelqu’il soit,
même trois siècles après sa mort, n’a rien trouvé de mieux qu’un pseudo : Ludovic
Magne, alias « le grand Ludo »,
pour se glisser incognito dans le siècle des réseaux et y rallier de nouveaux
sujets : les pigeons de la Porte Saint-Denis, seuls êtres bipèdes doués
d’intelligence daignant encore faire usage de son soleil usé pour se chauffer
le corps. Que ne ferait-on pas pour traverser le temps ?
Il est dix-huit
heures et la vie du carrefour bat son plein. Tout le monde circule, tout le
monde court. Les travailleurs éreintés courent après une nuit réparatrice, les
travailleurs désœuvrés courent au spectacle dans un contre-la-montre effréné
contre l’ennui nocturne, les travailleurs excités courent sus aux bières
fraiches et aux canons d’afterworks, les travailleurs sans travail courent encore.
Tout le monde court, vraiment. Sauf les pigeons. Eux gonflent leurs plumes en
écharpes bouffantes, rentrent le bec dedans et affrontent les courants d’air de
l’automne sans bouger, stoïques. En bons parisiens, ils affectent une affabilité
modérée, ils gardent leurs distances. Ils sont ainsi répartis de façon presque
géométrique sur la place, tous dans une position équidistante vis-à-vis de leurs plus proches voisins. Mais le plus étonnant est leur impassibilité. Ils sont là
comme des statues de chair, d’os et de plumes, aspirant peut-être à la
condition esthétique et figée de celles, en pierre elles, qui ornent la façade de l’arc
du grand Ludo. A moins qu’il n’aient cédé, en citadins branchés et dans leur
siècle, à la mode des freeze mobs,
ces performances artistiques collectives où des individus, informés au
préalable par Internet, se passent le mot d’être présents à une heure très
précise dans un lieu très précis de la ville, puis, feignant d’y être comme des
passants ordinaires, vacants à d’ordinaires activités, s’immobilisent à l’heure
dite, laissant les passants réellement ordinaires dans la stupéfaction de ce
quotidien subverti, de cet instant, banal une seconde plus tôt, élevé au rang
de « moment artistique » par l’effet magique de la résolution
collective.
Mais tous les groupes
ont leurs rebelles, toutes les entreprises collectives leurs individus
récalcitrants, et l’un des pigeons bisets de la place n’a que faire de
l’harmonie immobile que s’efforcent de construire ses congénères : il
déambule à droite à gauche, dodelinant de la tête avec conviction et plongeant
sur le pavé au moindre soupçon de miette. Derrière sa silhouette de dandy, avec
son cou d’un beau vert irisé et ses plumes grises rayées de deux impeccables
traits noirs, il cache bien sa misère, le biset. Car ce qui le travaille, ce
n’est pas l’élégance de son allure, la bonne horizontalité des allers-retours de
sa tête, d’avant en arrière puis d’arrière en avant, mais son ventre,
désespérément creux. Il a la dalle, le biset, et pour gagner son pain, il n’a d’autre
recours que de courir les miettes. Il slalome hardiment entre ses congénères
pétrifiés à la recherche d’un éclat de baguette ou d’un vestige de sandwiche.
Mais ce soir, la Porte Saint-Denis couve la faim, le soleil pâle de Ludo
éclaire un champ de pavés d’une aridité toute minérale promettant une maigre
moisson.
Le biset dandy
est encore tout à son exploration de surface quand un frémissement parcourt
l’assemblée de ses impassibles semblables, suivi aussitôt d’une explosion de battements
d’ailes qui résonnent dans le marbre de l’arche comme les voiles trempées d’un
navire claquant dans le vent. Une silhouette humaine vient de s’avancer. Sitôt
la première frayeur dominée, les pigeons, à demi envolés, convergent en un
essaim roucoulant autour de la forme humaine. Ils l’ont reconnue, cette ombre
bienveillante. Ils savent que la coïncidence entre cette démarche lente et
cette voix traînante, enrouée s’accompagne toujours d’une pluie miraculeuse,
une pluie d’abondance et de joie : une pluie de miettes. La joie vient
d’abord, avec le bruit merveilleux du pain sec qui craque dans les mains de la
bienfaitrice. Celle-ci extirpe une demi-baguette rassie d’un sac plastique et
en brise de gros morceaux entre ses deux mains, rassies elles aussi...geste
qui fait déjà quelques heureux, ceux du premier cercle, qui ont su tout de
suite prendre les meilleures places. Ensuite vient l’abondance. Brisés encore
une fois, les gros morceaux donnent naissance à des bouts de pain de la taille
d’un poing d’enfant qui, une fois jetés au milieu de la mêlée, nourrissent des
tablées entières de pigeons tapageurs, qui les entament tous en même temps,
entre bonne franquette et franche querelle. Elle, la bienfaitrice, salue ces ripailles tumultueuses de petits rires compréhensifs,
modérant parfois les coups de becs trop méchants d’invites à la
tendresse : « on s’calme mes petits, on s’calme ! Y’en a pour
tout l’monde vous verrez ! ».
Autour de
l’arche du grand Ludo, les passants s’arrêtent souvent pour cueillir quelques
miettes du spectacle. Ce n’est pas qu’ils aiment les pigeons, mais les voir
ainsi danser autour de cette dame étrange, emmitouflée dans des habits de
toutes sortes, ça fait son petit effet! Avec sa robe bariolée de
bohémienne, avec son gilet de pêcheur recouvrant un gros pull noir à fermeture
éclair, avec son keffieh palestinien en guise d’écharpe lui couvrant la bouche
et avec son foulard berbère lui descendant jusqu’aux yeux, la vieille dame semble
une sorte d’esprit protecteur des oiseaux, cosmopolite et syncrétique, planant
là parmi les pigeons affamés avec la fluidité et le naturel d’un spectre parmi les armures évidées d'un manoir.
Un passant
pourtant ne semble pas sensible au charme magnétique de la scène. A peine
a-t-il aperçu la vieille dame qu’il stoppe aussitôt sa marche sur le trottoir
d’en face, franchit la rue d’un pas alerte et lui lance une vigoureuse semonce :
-
« Excusez-moi, Madame, vous savez que c’est
interdit de nourrir les pigeons ? »
Silence radio de
la dame aux pigeons. Sans même tourner la tête, elle continue à casser son pain
et à en jeter des morceaux gros comme des poings d’enfants aux ventres à plumes
qui les picorent frénétiquement :
-
« Madame, je vous dis que c’est
interdit ! »
Silence radio.
Bruit de pain qui craque. « Mangez mes petits, mangez ! »
-
« Vous comprenez le français ?
Silence radio.
Gloussements de jabots et crépitements de becs. « Doucement mes petits,
doucement ! »
-
« Mais pourquoi, vous les nourrissez
bordel ? Ils nous emmerdent ces
pigeons : ils chient partout, ils sont dans nos pattes, ils bousillent les bagnoles, les
toitures et les trottoirs : c’est des parasites, des bons à rien, les
pigeons ? »
Sans le vouloir,
le passant vient de toucher la corde sensible de la dame aux pigeons.
Elle tourne la tête vers lui et lui répond d’un ton très calme, d’une voix
froidement trempée dans la colère :
-
-
« Ca c’est vous qui l’dites, y nettoient les
trottoirs, y bouffent nos merdes maintenant qu’on les bouffe plus, eux ! Faut
pas oublier que dans l’temps, y z’étaient bons à bouffer, et on les élevait
pour leur viande ; z’étaient aussi bons à voler d’ailleurs, et on les élevait
pour leurs ailes ; et vous vous voulez qu’on les laisse crever, qu’on
oublie d’un coup tout c’qu’y z’ont fait pour nous ! Z’êtes bien déguelasse,
mon vieux ! »
-
« C’est très beau tout ça mais pour moi ils
ont rien fait du tout, à part du bruit et des fientes... »
« Z’êtes
bien de votre époque vous ! Le passé, on s’en fiche ! Y’a qu’une
chose qui compte : c’qu’on a sous l’nez ! Mais les anciens
combattants, z’allez pas leur sucrer leur pension tout ça parce que c’était y’a
un d’mi-siècle qu’y sont allés s’trouer pour vot’ bon plaisir ! C’est p’têt’ pas des Poilus vu qu’y sont du genre Plumés,
mais c’est pareil ! Les pigeons c’étaient des héros de la nation, des patriotes sur
les champs d’bataille ! Y r’tournaient toujours à l’état major avec leur
message ; y’avait pas de déserteurs chez les pigeons, c’étaient des
héros ! Pendant la grande boucherie de 14-18, y’en a même qu’ont eu la
croix de guerre ! Allez-y voir, dans les livres d’histoire au lieu d’emmerder
les pigeons, et vous verrez ! Cher
Ami, qu’y s’appelait, de la 77ème division d’infanterie américaine, il a
sauvé 200 poilus en portant son message avec une balle dans l’ventre...»
-
« Alors là bravo, bravo Cher Ami, j’espère qu’on lui a fait des
funérailles nationales à celui-là ! »
-
« Ça j’en sais rien mais ils lui ont donné la
médaille et y l’ont empaillé à la Smithsonian
Institution, à Washington, mon bon Monsieur ! »
-
« Magnifique, c’est magnifique ! Dès
que je prends des vacances là-bas, je vais pas voir l’Empire State ni le
Yellowstone, ni le Grand canyon, je crois que je vais aller voir votre
pigeon ! Mais c’est vrai, ça, on en voit pas en vacances des pigeons, ça nous
manque, et puis toute l’année on en voit que des boiteux débiles et
pollués, là je pourrais voir un vrai pigeon d’élite, un
super-pigeon ! »
-
« Ouais c’est ça, foutez-vous de moi !
T’façon, c’est pas la peine de discuter avec des gens comme vous, vous
comprenez rien ! Z’avez des habits propres, des maisons propres, des
familles propres alors vous voulez des villes propres avec des rues et des
trottoirs propres ! Y’a même que ça qui compte : qu'ce soit chiant ou
dangereux c’est pas grave, tant que c’est propre ! Bah moi vous voyez,
j’ai pas d’maison, j’m’habille chez Récup’ et j’pue à trois mètres, donc c’est
vrai qu’on a pas les mêmes besoins ! »
-
Ok ! J’veux bien qu’on soit pas du même
monde. Vous êtes à la rue et ça doit pas être facile...mais comprenez-bien,
j’veux pas les tuer les pigeons moi, j’veux juste qu’y en ait moins, j’veux
juste que les gens arrêtent de les nourrir ! Pour ne rien vous cacher, je
fais partie du comité de quartier et on a demandé un pigeonnier stérilisateur,
mais si vous continuez à les nourrir, ça servira à rien ! Vous pouvez
venir les voir, sans les nourrir, non ?! »
-
« Vous êtes marrants, vous ! Vous
m’prenez pour la femme qui murmurait à
l’oreille des pigeons ou quoi ? J’suis pas magicienne, moi, j’ai pas
un sixième sens pour entrer en communication avec eux. Notre seule langue
commune, c’est l’pain ; s’ils viennent vers moi, c’est pas pour mes beaux
yeux, c’est pour ça ! »
Et comme pour
marquer son propos, pour clore sa démonstration, elle sort de son sac plastique
une demi-baguette bien sèche qu’elle casse en clamant, comme si son
interlocuteur était déjà loin :
-
« Venez-par là, mes tout doux ! Maman
a encore du pain pour tout le monde ! Allez, allez, faut s’bouger un peu
les vieux ! », puis, se tournant vers le passant, oubliant tout à coup leur différend : « les
vieux ou les malades, z'ont plus la force de s'mettre dans la mêlée au
premier rang, alors faut les encourager...ou faire diversion pour qu'les plus
voraces bouffent pas tout en premier ! ».
Soudain, elle
aperçoit le biset dandy, affamé de la première heure, qui fait tout ce qu’il
peut pour percer dans le premier cercle mais qui, de facture trop frêle, se
fait toujours repousser par les emplumés ventrus qui campent sous le sac plastique.
-
« Tiens, vous voyez lui, là-bas, le maigre
avec le beau cou vert, il est malade ! Y perd du poids chaque semaine,
vous voyez comme il a faim...lui, si personne le nourrit, y
crève ! »
Elle lance alors
dans sa direction un petit morceau de pain, dans l’espoir qu’il ne déclenche
pas aussitôt une lutte acharnée. Peine perdue, à peine le dandy a-t-il aperçu
le morceau de pain que trois vigoureux piliers de mêlée se sont jetés dessus.
-
« Bon c’est pas pour cette fois, mon
vieux ! T’as qu’à venir ! Viens ! Vole un peu avec tes
ailes ! Faut bien qu’elle te servent à quelque chose ! »
Elle tient dans
sa main un morceau qu’elle lui tend, semblant vraiment espérer qu’il se passe
quelque chose, que le biset dandy réagisse. Le passant sourit intérieurement et
confirme son verdict au sujet de la vieille dame : « elle
complètement allumée celle-là ».
Mais le biset
dandy, à jeun depuis une éternité, harassé d’être bredouille, dépité de voir
toutes ces miettes pleuvoir autour des lui sans qu’il lui soit possible d’en
déguster une seule, prend justement son envol. Il jette l’éponge, prêt à aller
cuver son malheur dans quelque gouttière bourbeuse sur un toit de zinc désolé ! Mais alors qu’il s’apprête à quitter cette mêlée implacable, il aperçoit un
morceau de bonheur en suspens, un bout de paradis à portée de bec : un
quignon de pain flottant dans l’air à deux battements d’ailes de lui. Son
sang ne fait qu’un tour et l’espace d’une seconde, il se fait faucon du roi,
faucon du « grand Ludo », et fond sur le morceau de pain comme sur
une proie déjà condamnée. La faim est bonne conseillère et du premier coup de
bec, il saisit le quignon de pain, avant de s’envoler bien haut, bien loin de
ses congénères peu partageurs :
-
« En v’là un qui crèv’ra pas d’faim ce
soir ! », fait la dame au pigeon, ravie !
Le passant, un
temps subjugué par la scène, reprend vite ses esprits cyniques et
déclare :
-
« Ouais bah je sais pas si c’est une bonne
nouvelle ! »
Puis, peut-être
pris de remords ou d’un brusque accès d’empathie avec l’œuvre de la
bienfaitrice, il ajoute :
-
« Remarque, tant qu’on les nourrit, ces
bêtes, elles restent par terre ; dès qu’elles s’envolent,
c’est fini, elles vous chient dessus ! C’est peut-être pas plus mal comme
ça ! »
-
« Bah voilà...on commence à s’faire
raisonnable ! »
Tout en disant
cela, la dame aux pigeons retourne son sac plastique pour en éjecter les
dernières miettes. Elle le roule en boule et le glisse dans une des
poches kangourou de son gilet de pêcheur. Elle fait ensuite demi-tour et s’éloigne
dans l’obscurité, non sans avoir lancé à ses protégés la vibrante promesse de
revenir le lendemain. Le passant, avec une inspiration et un mouvement de
tête désabusés, a repris lui aussi son chemin. Le soleil a poussé le
sien jusqu’au crépuscule, disparaissant là-bas, tout au fond, bien après les
toits de zinc où quelque part, un biset dandy est occupé à tailler en pièce un
morceau de pain dur. Le grand Ludo, lui, voit ses colombins sujets revenir se lover dans
la courbe de son arc, qu'il tend de plaisir avant de leur décocher tendrement
ce qu’il lui reste de triomphe et de rayonnement.
dimanche 1 novembre 2015
Je crois, je suis sûr que beaucoup d’hommes n’engagent
jamais leur être, leur sincérité profonde. Ils vivent à la surface d’eux-mêmes,
et le sol humain est si riche que cette mince couche superficielle suffit pour
une maigre moisson, qui donne l’illusion d’une véritable destinée.
Georges Bernanos, Journal d'un curé de campagne, 1936.
vendredi 30 octobre 2015
Une soirée « juste magique » - partie 1
-
« Ce soir c’est soirée Erasmus au Mix, à
Montparnasse ! Soirée Erasmus, Keith, tu sais c’que ça
veut dire ? »
-
« Bah je suis sensé ouais, parce que
t’arrêtes pas de m’tanner avec ça depuis qu’t’y vas ! »
-
« Ça veut dire des meufs en pagaille mon
gars, du monde entier, qui sont saoules avant d’entrer juste parce qu’elles
sont à Pariiiiiiiis tu sais quoi, ça veut dire entrée gratuite pour les
internationaux, enfin bref ça veut dire que ce soir, on serre mon gars, et pour
pas cher ! »
Djamel est
survolté, comme chaque jeudi depuis qu’il a découvert les soirées étudiantes
internationales du Mix Club de Montparnasse. Son ami, Keith,
franco-américain résidant de la Cité Internationale au nom prédisposé à
emballer en soirée –prononcez kiss–
n’a pas eu de mal à lui trouver une carte de résident de la fondation des
Etats-Unis, originellement attribuée à un certain Chris, mais qui, moyennant
quelques clics sur Photoshop, a été rebaptisée du nom de Djamel.
-
« Donc c’est bon, tu viens ? On dit
quoi : 11h ? Faut pas y aller trop tard pour que ça reste
gratuit… »
-
« Ok ça marche ! T’amènes à
boire ? »
-
« Bah ouais mon flash, quoi ! »
-
« Ca roule ! A+ mec »
Le flash est en réalité une flasque, mais le
terme a dû être jugé trop ringard par les gardiens de la langue du monde de la
nuit, qui ont cru bon de le remplacer par ce vague homonyme anglicisé, lequel a
tout de même l’avantage d’évoquer la brièveté avec laquelle le contenant risque
d’être descendu !
Ce n’est pas
parce que Djamel est un buveur spécialement modéré qu’il a choisi la flasque de
whisky et ses 20cl de liquide, mais plutôt parce qu’il espère rentrer en boîte
avec son alcool, et que pour ce faire, il lui faut cacher au mieux deux
choses : sa gueule d’arabe et sa bouteille ! Pour sa gueule d’arabe,
il n’y a pas grand-chose à faire, si ce n’est adopter les postures et atours de
l’honnête clubber parisien. Pour la bouteille, il a trouvé une technique
imparable –en tout cas imparée– qui consiste à la glisser dans une de ses
chaussettes, contre sa cheville, et à mettre un pantalon suffisamment ample
pour que l’opération soit la plus furtive possible. Etant donné les dimensions
somme toute raisonnables de ses chaussettes, le flash s’est donc imposé !
Keith est en
retard. Il y a eu une première soirée à la maison du Brésil et Keith étant du
genre à suivre le mouvement, il a eu beaucoup de mal à s’extirper de son groupe
de potes. Pris par la pulsation de la Batucada et les vapeurs de cachaça, il a
bien failli oublier qu’il avait promis à son pote Djamel de mixer avec lui ce soir ! Au moment
où il s’est décidé à partir, il venait juste d’atteindre cet état de confiance
en soi où la gêne du mauvais danseur commence à se dissoudre dans les
caïpirinhas et à laisser place au désir de prendre une jolie fille dans ses
bras. Une certaine Rosana avait tout de même eu le temps de lui transmettre,
sinon les rudiments techniques du Lambazouk, du moins l’envie de les assimiler
pour une prochaine soirée…Il lui avait dit qu’il reviendrait mais que là il avait promis à un de ses amis avec
une gueule d’arabe de sortir en boîte avec lui, et que s’il n’y allait pas,
celui-ci risquait de se faire refouler à l’entrée de la boîte ! Rosana s’était montrée très solidaire...
-
« Qu’est-ce que t’as foutu, putain »,
lui balance Djamel quand il sort de la Gare Montparnasse. Il lui tend tout de
suite le flash en lui précisant : « Je te préviens, j’ai eu le temps
d’en vider la moitié ! ».
-
« C’est bon, mec, y’avait une soirée à la
Cité U…j’me suis échauffé c’est tout ! »
Devant cette
explication, Djamel pardonne déjà et sourit :
-
« Alors, ça y est t’es chaud, beau
gosse ? Y’a intérêt parce que la Cité U, j’crois qu’elle est plus à
Montsouris mais ici ma parole ! Depuis tt’à l’heure que ch’uis là, y’a de
tout qui défile : y’a d’l’anglaise, y’a d’l’italienne, y’a d’l’a tchèque,
y’a même d’la viking mon pote ! »
Il s’interrompt
alors pour lui désigner d’un petit coup de menton un monobuste à huit pieds coiffé
de quatre pétulantes rivières blondes : quatre jeunes filles,
vraisemblablement d’origine germanique ou scandinave, se tiennent bras-dessus
bras-dessous et se dirigent vers la file d’attente.
L’intensité du
silence dans lequel Djamel se plonge pendant deux secondes et demie révèle à
Keith ses intentions :
-
« Tu veux qu’on les aborde c’est
ça ? »
-
« Mais carrément ! C’est une mine d’or
ces filles…et puis, avec elles, on passe direct ! »
Djamel se
baisse, lève en vitesse son pantalon et glisse en un éclair son flash dans sa
chaussette droite, avec le naturel dont on use pour ranger un portefeuille dans
la poche intérieure d’une veste. En partant, il s’approche tout près de
l’oreille de Keith et lui murmure :
-
« Tu me laisses leur parler d’abord !
Toi, avec ton super-anglais, tu les auras sur la longueur ! »
Sans attendre de
réponse, Djamel s’élance vers le monobuste qui a rejoint l’arrière de la queue
et s’est défait pour former un gracieux losange aux sommets tout dorés.
-
« Salut les filles », lance Djamel
alors qu’il est encore à deux mètres d’elles. Il a les pouces en mousquetons
dans les poches avant de son jean et le sourire asymétrique du latin lover certifié conforme, celui qui
creuse une fossette sur la joue d’un côté et révèle une blanche canine de
conquérant de l’autre :
-
« Hi », répondent sobrement les
autres.
-
« Vikings ? », leur fait Djamel
en pointant vers elles ses index et majeurs rassemblés en revolver.
Les filles se
regardent les unes les autres avec des moues circonspectes et un petit sourire
moqueur qui n’aura pas le temps de s’épanouir. Keith, anglophone opportun, fait
une entrée phonétiquement correcte :
-
« My friend meant "viking"
», dit Keith en prononçant cette fois le « i » à l’anglaise,
c’est-à-dire comme un « aïe » français ! « He thinks you
are from Scandinavia ! ».
Les filles
sourient et acquiescent. Effectivement, elles sont suédoises. Elles ajoutent
qu’elles ne sont pas en Erasmus mais seulement de passage à Paris mais qu’on
leur a parlé de cette soirée qui est, paraît-il, « awesome » !
Djamel n’est en
rien décontenancé par cette entame laborieuse. Il prend le bras de la première
suédoise dont il parvient à croiser franchement le regard et passe le sien
par-dessous en lui demandant d’un ton suppliant :
-
« You forgive me ? My english is
very bad, but I dance better. You see tout à l’heure. What is your name ?
»
Un peu surprise
par la manœuvre, la jeune fille, après un bref conciliabule intérieur,
décide de laisser son bras à l’inconnu et lui répond :
-
« Ebba »
- « "Eh bas" ?! ça c’est du
nom ! », répond Djamel du tac-au-tac.
Mais Ebba poursuit déjà les présentations et nomme ses trois copines :
Mais Ebba poursuit déjà les présentations et nomme ses trois copines :
- « And she is Ida, she is Elin and she is Linnéa ! »
-
« Nice to meet you, nice to meet you, nice
to meet you », répond Djamel en s’inclinant légèrement à chaque fois,
heureux de pouvoir répéter trois fois une expression dont il est à peu près sûr
du sens.
La petite
prestation de Djamel fait rire les filles, et Keith en profite pour enchaîner
avec une explication très sérieuse de leur situation de célibataires en
déshérence, menacés de refoulement à l’entrée s’ils n’ont pas pas de
représentantes du beau sexe à leur bras. Keith n’a pas l’audace du geste de
Djamel, mais il a celle du verbe et le voilà en train d’improviser une tirade
shakesparienne dans laquelle il dit remettre leur sort entre leurs mains et
promet de ne pas jouer les « relous » si une fois l’obstacle franchi
elles préfèrent rester seules.
Son éloquence
libérée par les cocktails brésiliens fait mouche et c’est Elin qui lui prend
aussitôt le bras en déclamant :
-
« Comme here my Roméo ! »
Arrive bientôt
le moment de la fouille au corps et de l’examen de faciès. Djamel est un peu
tendu. Mine de rien, ça fait mal de se faire refouler devant tout le monde à
cause d’une teinte de peau qui, jugée suspicieuse dans le monde diurne, devient
carrément coupable d’office dans le monde nocturne. Cela rend Djamel
inhabituellement silencieux.
Mais les femmes
sont souvent très compréhensives avec les faiblesses des hommes dans leur rôle
de flambeur : elles savent bien, elles, que c’est du théâtre tout ça et
quand la comédie vire au drame pour on ne sait quelle raison et que Don Juan se
met à chialer sur l’épaule de Sganarelle, elles sont là pour tenir les
planches…du salut.
Ebba, voyant la
mine anxieuse de son cavalier et cherchant à maintenir le niveau sonore des
conversations au-dessus du seuil de la suspicion, entame ainsi une chanson
suédoise aussitôt reprise par ses trois copines. Elles ont des sourires
gigantesques et les yeux brillants comme la neige de Stockhölm sous le soleil
d’hiver, les quatre nixes venues du froid ! Les deux grosses caisses qui
gardent l’entrée de la boîte se laissent secouer par le chant et rigolent un
bon coup : c’est pas tous les soirs qu’ils ont une chorale scandinave au
Mix ! La fouille au corps en est passablement écourtée. Mais même plus
courte, celle de Djamel reste la plus longue –on ne change pas si vite les
vieux réflexes ! –. Le vigile lui demande de vider ses poches, d’ouvrir sa
veste, puis commence à lui tâter le corps en descendant lentement depuis les
côtes jusqu’aux genoux…laissant les chevilles vierges de palpation !
Djamel retient un soupir de soulagement.
Le passage à la
caisse est une formalité. Keith et les suédoises sortent leurs papiers
d’étrangers homologués, Djamel tend quant à lui sa contrefaçon, laquelle
n’éveille aucun soupçon chez la caissière. Celle-ci est certainement trop
occupée à passer d’une joue à l’autre un bâton de sucette en tâchant de garder
le rythme des basses de la house qui occupe déjà bien l’espace. C’est souvent
comme ça dans les boîtes : passés les videurs, les filles ou les mecs à la
caisse ont l’air d’être là pour mettre les clients dans l’ambiance, et adoptent
le standing du lieu dont ils sont comme un modèle ! Selon la tête du client, celui-ci aura alors
l’impression d’être complétement snobé ou au contraire d’être un habtraité en
VIP —le rêve ultime—…Djamel, qui entre plutôt dans la première catégorie, n’en
prend pas ombrage, puisqu’alors qu’ils se dirigent vers les vestiaires, il
glisse à Keith :
-
« T’as vu comme elle est bonne la fille de
l’entrée ! J’prendrais bien la place de sa sucette moi ! »
-
« Putain t’es lourd, mec !
Focus ! On a quatre suédoises à gérer, là ! Te disperse pas sinon
c’est elles qui vont se disperser ! »
-
« Ouais t’as raison, gros ! Allez, on
va chercher les p’tits drapeaux ! ».
Les
« p’tits drapeaux », c’est la trouvaille de l’asso étudiante qui
organise la soirée. Il s’agit d’autocollants à l’effigie des drapeaux nationaux
d’à peu près tous les pays du monde, que les gens sont sensés choisir en
fonction de leur pays d’origine. L’idée est ensuite de se coller son drapeau
autocollant quelque part, souvent sur le torse, parfois sur le front pour les
blagueurs, sur les pecs pour les crâneurs et sur le haut de seins pour les
allumeuses qui mettent ainsi une signalétique à leur décolleté !
Keith la joue
posée, réaliste. Il choisit entre ses deux nationalités celle qu’il juge la
plus exotique et la plus classe : il se colle une bannière étoilée sur la
chemise. GI Joe en permission, classique
mais efficace ! Djamel, en boîte, n’a pas de patrie, ou plutôt n’en a
qu’une seule : la flambe ! Pour celle-là, il est toujours prêt à
reprendre du service et se permet à peu près tout. Il choisit donc non pas un
mais deux drapeaux du Vatican qu’il se colle sur les épaules, un de chaque
côté, comme des galons d’officier de la marine. Djamel, c’est le moine-soldat
de la flambe, prêt pour de plus ou moins saintes croisades, armé de son flash
et de son hip-hop ! Les quatre suédoises, quant à elles, n’ont pas cherché
à faire les originales : elles forment un quatuor bleu et or simple et
harmonieux, redoutablement visible et partant efficace comme produit d’appel à
la drague –tout ce que cherche les boîtes d’ailleurs, en rendant gratuites
l’entrée pour les femmes– . Djamel et Keith savent qu’ils ne devront pas perdre
de temps.
Le groupe
descend les escaliers qui mènent au dancefloor. Djamel ne peut pas s’empêcher
de zieuter les tables des nababs de la mezzanine, les tables réservées aux
groupes à bouteilles, ces dominants du monde de la nuit, ceux qui ne dansent
que sur les morceaux qu’ils aiment et claquent des fortunes en bulles et en
whisky-coca. Un jour, il aura assez de tune pour se payer une table comme ça à
lui tout seul, et là, plus besoin des combines minables
"flash-into-the-chaussette" : il invitera tout le monde, fera
sauter le Dom Pérignon et aura toujours une fille sous chaque bras : il sera le
roi de la nuit !
En bas de
l’escalier, les filles manifestent le désir d’aller tout de suite prendre un
verre au bar. Djamel esquive habilement, prétendant qu’il préfère commencer la
soirée à jeun, histoire de mieux danser. Discrètement, il invite Keith à le
suivre aux toilettes. Keith comprend tout de suite et use de son meilleur
anglais pour prendre congé de ces demoiselles en leur signifiant qu’ils ne
sauraient tarder. Arrivés dans les chiottes, déjà dans un état de submersion et
de pestilence avancé, Djamel se met dans un coin, se baisse rapidement pour
sortir le flash de sa cachette et le tend à Keith :
-
« Vas-y commence, moi j’ai déjà pas mal
tiré ! »
Keith s’envoie
une petite gorgée, qui lui arrache néanmoins une belle grimace :
-
« Ah putain…c’est vraiment pour la bonne
cause…c’est trop dégueu ton truc… »
Djamel tend la
main pour reprendre la fiole de potion magique :
-
« Bah vas-y, donne alors parce qu’on a pas
qu’ça à faire. Y’a nos reines des neiges qui fondent dehors ! »
-
« Nan attends… »
Keith connaît la
valeur de l’alcool en soirée, et il est prêt à faire un effort. Valeur d’usage
bien sûr car sans lui, il faut être un monstre d’assurance pour avoir une seule
chance de conclure au milieu de tous les morts de faim complètement pétés qui
se frottent à tous les culs et finissent par flirter avec la moindre silhouette
aux cheveux longs avant de connaître la forme de son chromosome 23 ; mais
valeur d’échange aussi car il n’a pas envie de claquer 30€ pour s’envoyer la
même dose d’alcool que celle qu’il y a dans un flash ! Il reprend donc deux
petites gorgées, qui lui déforment à nouveau cruellement le visage. Djamel n’a
plus qu’à finir cul-sec les deux doigts de whisky restants avant de jeter la
bouteille dans la poubelle. Il se tourne alors vers le miroir, fait une petite
vérif’ à son look, redonne du brio à sa coiffure en brosse avec un peu d’eau,
arrange sa chemise pour qu’elle moule bien son torse tout sec, puis valide d’un
tchip du coin de la bouche :
-
« Taille de beau gosse ! On y va
mec ! »
Sans attendre la
réponse de Keith, il sort des toilettes et se dirige vers le bar. Les doses de
whisky prises dans la dernière demi-heure commencent à faire leur effet et
Djamel est en train de changer d’état. Il ressent dans tout son corps la pulsation
des basses, la chaleur de l’alcool est en train de diffuser en lui son sérum de
confiance, c’est-à-dire de puissance et la musique et l’alcool sont en
train de l’habiller de son uniforme favori : celui du clubber chaud bouillant !
Il marche la
tête haute, le torse bombé, son regard perçant la foule coagulée pour aller
côtoyer les horizons. Il bouscule un peu tout le monde avec une conviction
extrême, comme si se frayer un chemin parmi la foule était une sorte de mission
sacrée. Personne ne s’en formalise. Quand il croise une bombe, son regard
redescend brutalement de l’horizon indéfini où il nébule pour aller se planter
dans la fente d’un décolleté ou dans le poli d’un cul magiquement moulé.
Personne ne s’en formalise.
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