Il est allergique à l’alcool.
C’est pour ça qu’il fait gaffe et ne boit que de la bière…d’ailleurs il y en a
deux qui trônent sur sa table de la terrasse du café, rue Brillat-Savarin. Il
est 17h30. Il est du genre prévoyant donc il anticipe. Il vient tôt, avant la
sortie des classes et des cadres, avant que les grumeaux d’étudiants et les
rangées de Papa PIB ne viennent remplir le bar de leurs silhouettes
frétillantes et compréhensives. Comme il est allergique, quand il a descendu deux
bibines, ça l’irrite. Alors il tousse, il éternue, il arrive même à faire les
deux en même temps ! Sur la terrasse, on se retourne pour voir d’où vient
ce son bizarre, cette mouture douteuse qui détonne avec le bourdon tranquille
des conversations alentours.
C’est que quelque chose en lui
s’est réveillé, et cette chose-là, bah personne veut la voir ! Elle roupillait
pénarde tant qu’il avait du carburant, mais là les deux réservoirs de verre en
cylindres évasés sont à sec et l’air de la ville s’engouffre à nouveau dans ses
tuyaux usés. Il reprend son travail de sape et avive les corrosions du temps,
celles qu’on voit pas du dehors, les aphtes au creux de la joue, les ulcères
d’estomac et tous les autres p’tits trous
de l’intérieur, qui n’ont eux jamais eu de poinçonneurs. C’est la misère qui
joue sa quinte de rouille dans son corps déglingué ! Elle joue de sa
poitrine comme d’une grosse caisse crevée, et toute sa silhouette s’agite et se
tortille comme un carillon d’os harcelé de rafales : ♪♪ reurgh-reurgh ♪♪
crrrrrrhhhhh ♪♪ ahhhhhh ♪♪...
Il a du mal à s’en remettre de ce
concert de raclements. Ses yeux rouges papillonnent un peu partout sans jamais
oser se poser nulle part. Il sent bien qu’on le regarde et il est pas bon
acteur. Les deux bibines, ça l’aide pas lui. Un étudiant, un cadre dynamique,
un Papa PIB, un mec normal quoi, ça se sent pousser des ailes dès que ça
s’envoie deux pintes ! On s’échappe de son petit personnage, on fait au
moins quelques variations sur le thème de sa pomme avant de remettre les
pantoufles...mais quand c’est l’alcool votre personnage, c’est une autre
histoire !
A chaque gorgée d’une mousse,
c’est l’écume du rêve qui éclate en fines bulles.
A chaque gorgée d’une mousse,
c’est d’la réalité qu’on s’envoie dans le gosier.
Il se demande vaguement ce qu’on
pense de lui. Surtout les Papa PIB, tiens ! Qu’est-ce qu’ils pensent
eux ? Les étudiants, il les connaît, il en a été un dans le temps, un
sorbonnard même ! Agrégé de philo et tout et tout...mais voilà,
aujourd’hui y’a pas beaucoup de place pour les nouveaux Socrate ! Les
sophistes à ridiculiser ne courent plus les rues, ils sont bien au chaud dans leurs
grands immeubles et ce sont eux qui se foutent du monde maintenant. D’ailleurs,
y’en a peut-être parmi les Papa PIB des sophistes ? Il aime bien les
charrier ces messieurs en cravate qui, à peine sortis de leur boîte et avant de
rejoindre leur case, mettent leur esprit en bière ! Il se fout de leur
gueule rasée de frais et leurs afterworks,
mais au fond, il reste compréhensif, philosophe :
-
« Faut
bien que l’être ait un sas, même jaune et fermenté, entre le monde du devoir
et le monde de l’avoir », qu’il balance d’un seul coup d’une voix
aussi cassée que sa toux !
Tout le monde s’est retourné et,
l’espace d’une seconde, l’a fixé comme un seul homme, un homme aux cents têtes,
incrédules, craintives mêmes. Mais il veut pas faire peur, lui. « Bande de
couillons », qu’il pense, « vous allez pas avoir peur d’un raté comme
moi ! J’faisais juste un peu d’esprit ! »...mais ça, il ne le
dit pas. Quelques regards s’attardent un peu plus que les autres sur sa
dégaine, surpris sans doute par le haut degré d’abstraction de sa sentence, et
ça le met mal-à-l’aise. Autant que c’est possible quand on a la peau couleur
cubi, il se met à rougir. Il sent la honte le prendre à bras le corps, et le
clouer sur place.
Son regard est perdu comme celui
d’un gamin qu’on serait pas venu chercher à la sortie de l’école. Il commence à
parler tout seul. Il marmonne, et dans la soupe de mots inintelligibles qu’il
touille avec sa langue, personne ne peut plus l’atteindre...pas les Papa PIB de
la table d’à côté ni les étudiants compréhensifs de celle d’en face, personne !
Ses mantras sont en orge et en malt visqueux. Les regards s’en détournent, les
principes s’y embourbent.
Mais bon. C’est fatigant d’être
inspiré sans cesse. Tout le monde n’est pas brahmane. Et lui n’est que
philosophe. Alors il se lève et il s’en va. Pas bien vite, pas bien droit, mais
il s’en va. L’Happy hour peut commencer.