vendredi 2 octobre 2015

Les temps qui courent


Les halls de gare sont devenus tristes. Les tableaux d’affichage ne font plus de bruit, les kiosques à journaux sont tous les mêmes, comme les stands à roulettes de viennoiseries à emporter. Cet après-midi, la Gare de Lyon vit un lundi ordinaire, sans incidents ni grèves, dans la fluidité de ses réseaux et d’un quotidien sur les rails ! La foule est là, comme toujours. C’est une foule d’heure creuse, plutôt assise que debout, plutôt sédentaire que nomade. Tous ceux qui ne regardent pas un écran ont l’air ahuri. L’attente ne sied pas à l’époque. Les gens qui s’ennuient ont l’air instantanément et irrémédiablement inutiles. 

Certains fixent le panneau d’affichage comme s’ils attendaient le tirage du loto : intensément et avec l’espoir de tomber sur le bon numéro ! D’autres se laissent absorber par la divine élégance d’un beau brun en noir et blanc qui a l’air très heureux d’avoir une montre et qui étale son bonheur sur la gigantesque publicité qui coiffe le panneau d’affichage. Au pied du majestueux double escalier du Train Bleu, un jeune homme regarde la carte, puis soudain s’enfuie d’un pas pressé avant d’aller se fondre dans la foule, effrayé certainement par le prix du café : 6€10. Les palmiers, droits dans leur caisson, ne bronchent pas.

L’ennui et l’indifférence baignent le hall de gare. L’arrivée d’un TGV attendu ne suscite pas plus d’émotions que celle d’un RER que l’on n’attendrait pas. Rien à voir avec ces scènes de vieux films où, dans les panaches de vapeur, les gens attendent, fébriles, scrutant la voie d’où coule un flux tumultueux de voyageurs surexcités, et où, quand ils aperçoivent soudain l’être attendu, leur corps éclate en un feu d’artifice expressif de grands gestes des bras, de rires épanouis et de larmes de retrouvailles. Il faut bien le dire, le TGV et le portable, ça les a bien tué les retrouvailles. Le TGV, c’est la banalisation du lointain, la fin de l’exotisme provincial, le sigle magique de la périurbanisation de la France, un métro pour nos belles prairies quoi ! Le portable, c’est la fin de l’absence, la fin du manque, de ce vertige du cœur quand il sait que ceux qui comptent pour lui sont loin et inaccessibles, la fin donc de ce sursaut de joie quand il les sent à nouveau proches. 

Ils amènent bien leurs lots d’excitations nouvelles, ces réseaux grande vitesse et haut débit, c’est sûr ! Faut pas faire de la technophobie à deux balles…faut juste savoir ce qu’on perd ! Et si la fluidité des réseaux nous débarrasse de certaines visquosités, d’enclavements où moisissent des bouts de sociétés, elle en tranche aussi tout net, des morceaux du corps social. Et ce qu’elle tranche le mieux, c’est son présent ! L’âge des réseaux, où d’un clic sur google earth, on se promène à Valparaiso, c’est la fin du présent.

Le présent, ça n’est pas seulement une histoire de temps ! Le présent des hommes, c’est toujours un ici-maintenant ; c’est toujours à la fois temporel et spatial, le présent. Ce qui est mort dans ce hall de gare, c’est l’ici-maintenant ! Pourquoi ? Parce que si les corps des hommes sont là, la plupart des esprits sont ailleurs, absorbés par des choses qui se passent bien loin et que leurs tablettes et leurs téléphones leur racontent ! Pourquoi ? Parce que les trains vont si vite que le là-bas du sud de la France a à peine le temps de prendre le large qu’il est rattrapé par l’ici parisien ! A nous rendre si accessibles les antipodes, à nous rendre si proche le lointain, les réseaux nous ont ravi l’ici-maintenant pour nous offrir l’ailleurs-toujours

L’ailleurs, car le lointain peut être nôtre désormais, et nous n’en finissons pas de nous griser de ses vertiges. Toujours, car nos faits les plus infimes, nos gestes les plus menus, nos mots les plus anodins, sont stockés, indexés, analysés par les réseaux pour devenir la nouvelle matière première de ce monde en construction : la donnée.

Dans la morne apathie qui écrase l’après-midi, le hall de la gare de Lyon est comme une gigantesque salle d’attente. La foule, muette et triste, y fait une dernière consultation auprès de la grosse horloge de la gare, matrone inamovible des temps qui courent :

-          « Mère, nous avons mal au présent ! », avouent-ils en chœur.
-          « Prenez donc plus de données », leur répond-elle prestement, leur tendant son cadran-compteur comme on tend une louche de potage, « vous aurez le passé du souvenir et le futur du projet…ça tient moins au corps, mais ça vous forge l’esprit ! »