Le tram file à son
destin périphérique. Il longe le halo de la ville-cœur tranquillement,
délicatement, sans les heurts et les stridences de son cousin sous-terrain. Funambule
à l’envers, il glisse sous son caténaire le long de la petite ceinture de
Paris. Peu lui importe les Brune et les Soult, les Victor et les Davout, tous
ces maréchaux de Napoléon dont les noms pendouillent à chaque coin de rue, sur
de vieilles plaques de fer. Ce sont de maigres décorations, ces plaques
posthumes, pour ces torses déjà criblés de métal étincelant, qui envoyèrent les
torses plus dénudés de leurs dragons se les faire cribler aussi, mais d’un métal
plus pénétrant, aux quatre coins de l’Europe ! Le T3, lui, file à son
destin périphérique. Il ramasse des gens et les dépose un peu plus loin. Au
bout d’un arc de cercle parisien, à Pont du Garigliano ou Porte de Vincennes,
il fait demi-tour et rebelote : il ramasse des gens et les dépose un peu
plus loin.
Cet après-midi,
le T3 voyage léger. Plus il y a de la place quelque part et plus les gens la
prennent : c’est pourquoi les voyageurs sont parsemés sur toute la rame,
cherchant la distance maximale avec les autres, le carré de sièges le plus vide,
la barre de maintien la plus vierge de mains. Il faut les comprendre aussi, ces
franciliens raillés dans toutes les provinces pour leur indifférence hargneuse
dans les transports : c’est que de RER en métros, de bus en tramways, ils
font en moyenne un Paris-Lyon chaque jour sans sortir de l’Ile-de-France. Chaque
jour, il croise mille frères et mille sœurs, le francilien, alors au lieu de se
lancer dans la tâche sysiphéenne d’une conversation perpétuelle avec chacun d’entre
eux, il s’y dérobe en un ballet silencieux de très personnelles activités. Chacun
a sa méthode pour faire mousser sa petite bulle d’intimité : la plupart caressent
leur portable du bout des doigts, la nuque brisée et la bouche entrouverte,
prisonniers —un peu comme Merlin— d’une dérisoire prison de verre ;
d’autres sortent un livre de poche qui s’ouvre comme par magie à la page
abandonnée ; d’autres encore, le crâne bien gainé par une arche sonore,
ferment les yeux, excités ou bercés, et d’une chorégraphie muette des lèvres,
rendent visibles les sons qui les traversent. Tout le monde est bien, dans
l’après-midi tranquille, pétri de lointain, de fiction ou de son.
A l’arrêt Porte
Dorée, un groupe d’adolescents fait son entrée. La langue française est
trompeuse car elle contraint à l’accord au masculin au moindre chromosome Y
présent dans un amas de cellules. Bescherelle ne fait pas la différence entre
d’un côté mille femmes et un eunuque et de l’autre une bande de potes :
c’est toujours un groupe d’individus à accorder au masculin pluriel. Drôle de
type, ce Bescherelle !
Il n’y a qu’un
mec dans le groupe d’ados qui vient de rentrer, un mec entouré de filles – un
con en puissance quoi ! – qui s’efforce de donner raison à Bescherelle en
occupant tout l’espace sonore de sa voix muante. Il n’a pas fait trois pas dans
le tram qu’on sait déjà à qui on a affaire : un jeune coq en duvet,
gueulard dissonant jouant les queutards insatiables :
-
« Nan mais t’as vu, la copine à JB, comme
elle a fait sa salope hier ! Ma parole, elle bougeait son boule t’avais
l’impression qu’elle s’prenait pour Nicky Minaj ! »
-
« Bah pourquoi tu l’as r’gardes
aussi ! Personne t’oblige ! »
-
« Nan mais c’est bon, c’est une bombasse
c’est une bombasse : j’vais pas fermer les yeux, ch’uis pas un moine non
plus ! »
-
« Ah ouais tu la kiffes en fait ! Tu
la traites de salope, mais tu la kiffes trop en fait ! »
-
« Ma parole t’es jalouse ou quoi…c’est bon,
c’est la copine à JB, c’est la copine à JB ! Moi j’apprécie, c’est tout…de
loin…de près j’ai c’qui m’faut c’est bon ! allez, viens-là toi au lieu d’faire
ta jalouse ! »
Le coq en duvet vient
de passer son bras autour du cou de la jeune fille, comme font les collégiens
avec les « petits » quand ils veulent les charrier. Mais la jeune
fille a peut-être l’âge d’une collégienne, elle n’en a plus le corps. C’est une
petite déesse aux cheveux longs, lisses et roux, les traits blancs et onctueux
comme les ondelettes à la surface d’un bol de lait, les lèvres rouge sang et
les jambes parfaitement galbées, comme soufflées à la canne de verrier. Avec
son jogging noir moulant en bas et sa doudoune bleue marine coiffée de fourrure
en haut, c’est un petit miracle d’élégance périurbaine, une rose fraîche
poussée sur le béton ! Celui qui a l’air d’être son copain la tient
toujours sous son coude, mi-blagueur mi-dominateur, et elle se laisse faire
avec le petit sourire complice de l’amoureuse qui veut à tout prix pardonner et
qui saisit dans le moindre geste d’attention que lui donne son élu, fût-il un
peu brusque, l’occasion de se persuader qu’elle est aimée autant qu’elle aime…c’est-à-dire
aveuglément. Car il faut bien que l’amour soit aveugle pour qu’une pareille
beauté puisse succomber au charme, fatal d’indifférence, d’un ado brusque et
ingrat, n’ayant de doux que le duvet brun au-dessus de sa bouche, hélas pour
les voyageurs du tram, trop souvent ouverte. Mais on sait bien que les choses
du cœur et du cul se jouent aussi dans la tête, et que c’est un tel bordel
là-dedans chez nous autres humains que tous les appariements sont finalement
permis, et ce quelque à quelque âge que ce soit !
C’est sans que
la petite déesse ne lui oppose de résistance, que son gnome malicieux de copain
l’emmène un peu à l’écart du groupe, s’assoit à ses côtés dans un carré de
sièges, et commence à lui rouler une de ces tractopelles d’adolescents,
inquiétantes et abyssales, dans lesquelles on se demande comment les
propriétaires des langues en action vont pouvoir retrouver leur sienne propre,
tant ils ont l’air de s’abîmer l’un dans l’autre, ivres de leurs profondeurs jugulaires.
Les autres filles du groupe, en formation serrée autour de la barre de maintien,
sont des spectatrices intéressées de la scène, quoique bavardes. Peut-être pour
désamorcer la tension de la discussion précédente au sein du couple, elles
prennent très vite le parti de se moquer gentiment d’eux, sur le mode enfantin de
« Ouh les amoureux ouh les amoureux ! » mais dans un style dénotant
plus de maturité :
-
« Ouhhhhhhh c’est bon on s’tient plus
là ! », lance l’une.
-
« Eh c’est public ici, vous êtes pas dans
votre chambre ! », enchaîne l’autre.
-
« Putain y fait chaud dans ce
tramway ! C’est hot c’est hot ! », fait la troisième.
Et
la deuxième de commencer à chanter le refrain du tube du rappeur jamaïquain
Sean Paul, « Temperature » :
Well woman the way they time cold I wanna be
keepin’you warm
…aussitôt
reprise par les autres qui forment un véritable chœur, parfaitement synchro et
à l’accent populaire américain bien léché :
I got the right temperature for shelter you
from the storm
Oh lord, gal I got the right tactics to turn
you on, and girl I,
Wanna be the Papa, You can be the Mom, oh oh !
Les filles
finissent leur refrain dans un rire général, contentes de leur petite
prestation. Les amoureux ont interrompu leur tentative de fusion par la tête,
et regardent leurs spectatrices avec un sourire où se mêlent gêne et fierté, un
de ces sourires inusables qui traversent la vie et qu’on trouve chez l’enfant
comme chez le grabataire, le sourire du bonheur relevé d’interdit. Pendant
quelques secondes, le temps de ce sourire, ils sont magnifiques les deux ados,
ils sont beaux comme des dieux, les amoureux. Ils sont encore du bon côté de la
frontière du désir, du côté où aucun souci d’apparence ne vient y mettre des
formes. Leur visage est tout entier sculpté de plaisir. Mais un instant plus
tard, la société reprend possession d’eux, avec toute la violence des rôles
qu’elle sait prescrire. Ils balaient aussitôt de leur visage ce halo de sincérité
et viennent y remettre les moues prévisibles de leur personnage :
-
« Eh les filles, dans le clip de Sean Paul,
les meufs elles finissent pas habillées comme vous…ça tombe au fur et à
mesure ! Alors moi j’dis bravo pour les voix, maintenant faut mettre le
corps ! »
-
« Nan mais t’es qu’un obsédé toi, ma
parole ! »
Il a repris son
habit de mecton, rebelle et flambeur, elle refait la fille possessive et
jalouse, qui tient bien son homme devant les copines. La grâce du couple,
céleste le temps d’un sourire, a explosé, pulvérisée sous la pression du groupe,
qui a beau être spectateur, voire supporter, mais qui n’en reste pas moins juge
et prescripteur. Porte de Vincennes, tout le monde descend. Le tram fait une pause
dans son destin périphérique. Ses portes se referment sur deux sièges comme les
autres où s’estompe déjà le souvenir d’une joie ineffable, née de l’improbable
baiser entre un coq en duvet et une fleur de béton.