samedi 17 octobre 2015

Le T3 des Maréchaux : un tramway nommé désir ?

Le tram file à son destin périphérique. Il longe le halo de la ville-cœur tranquillement, délicatement, sans les heurts et les stridences de son cousin sous-terrain. Funambule à l’envers, il glisse sous son caténaire le long de la petite ceinture de Paris. Peu lui importe les Brune et les Soult, les Victor et les Davout, tous ces maréchaux de Napoléon dont les noms pendouillent à chaque coin de rue, sur de vieilles plaques de fer. Ce sont de maigres décorations, ces plaques posthumes, pour ces torses déjà criblés de métal étincelant, qui envoyèrent les torses plus dénudés de leurs dragons se les faire cribler aussi, mais d’un métal plus pénétrant, aux quatre coins de l’Europe ! Le T3, lui, file à son destin périphérique. Il ramasse des gens et les dépose un peu plus loin. Au bout d’un arc de cercle parisien, à Pont du Garigliano ou Porte de Vincennes, il fait demi-tour et rebelote : il ramasse des gens et les dépose un peu plus loin.

Cet après-midi, le T3 voyage léger. Plus il y a de la place quelque part et plus les gens la prennent : c’est pourquoi les voyageurs sont parsemés sur toute la rame, cherchant la distance maximale avec les autres, le carré de sièges le plus vide, la barre de maintien la plus vierge de mains. Il faut les comprendre aussi, ces franciliens raillés dans toutes les provinces pour leur indifférence hargneuse dans les transports : c’est que de RER en métros, de bus en tramways, ils font en moyenne un Paris-Lyon chaque jour sans sortir de l’Ile-de-France. Chaque jour, il croise mille frères et mille sœurs, le francilien, alors au lieu de se lancer dans la tâche sysiphéenne d’une conversation perpétuelle avec chacun d’entre eux, il s’y dérobe en un ballet silencieux de très personnelles activités. Chacun a sa méthode pour faire mousser sa petite bulle d’intimité : la plupart caressent leur portable du bout des doigts, la nuque brisée et la bouche entrouverte, prisonniers —un peu comme Merlin— d’une dérisoire prison de verre ; d’autres sortent un livre de poche qui s’ouvre comme par magie à la page abandonnée ; d’autres encore, le crâne bien gainé par une arche sonore, ferment les yeux, excités ou bercés, et d’une chorégraphie muette des lèvres, rendent visibles les sons qui les traversent. Tout le monde est bien, dans l’après-midi tranquille, pétri de lointain, de fiction ou de son.
A l’arrêt Porte Dorée, un groupe d’adolescents fait son entrée. La langue française est trompeuse car elle contraint à l’accord au masculin au moindre chromosome Y présent dans un amas de cellules. Bescherelle ne fait pas la différence entre d’un côté mille femmes et un eunuque et de l’autre une bande de potes : c’est toujours un groupe d’individus à accorder au masculin pluriel. Drôle de type, ce Bescherelle ! 

Il n’y a qu’un mec dans le groupe d’ados qui vient de rentrer, un mec entouré de filles – un con en puissance quoi ! – qui s’efforce de donner raison à Bescherelle en occupant tout l’espace sonore de sa voix muante. Il n’a pas fait trois pas dans le tram qu’on sait déjà à qui on a affaire : un jeune coq en duvet, gueulard dissonant jouant les queutards insatiables :

-         « Nan mais t’as vu, la copine à JB, comme elle a fait sa salope hier ! Ma parole, elle bougeait son boule t’avais l’impression qu’elle s’prenait pour Nicky Minaj ! »
-         « Bah pourquoi tu l’as r’gardes aussi ! Personne t’oblige ! »
-         « Nan mais c’est bon, c’est une bombasse c’est une bombasse : j’vais pas fermer les yeux, ch’uis pas un moine non plus ! »
-         « Ah ouais tu la kiffes en fait ! Tu la traites de salope, mais tu la kiffes trop en fait ! »
-         « Ma parole t’es jalouse ou quoi…c’est bon, c’est la copine à JB, c’est la copine à JB ! Moi j’apprécie, c’est tout…de loin…de près j’ai c’qui m’faut c’est bon ! allez, viens-là toi au lieu d’faire ta jalouse ! »

Le coq en duvet vient de passer son bras autour du cou de la jeune fille, comme font les collégiens avec les « petits » quand ils veulent les charrier. Mais la jeune fille a peut-être l’âge d’une collégienne, elle n’en a plus le corps. C’est une petite déesse aux cheveux longs, lisses et roux, les traits blancs et onctueux comme les ondelettes à la surface d’un bol de lait, les lèvres rouge sang et les jambes parfaitement galbées, comme soufflées à la canne de verrier. Avec son jogging noir moulant en bas et sa doudoune bleue marine coiffée de fourrure en haut, c’est un petit miracle d’élégance périurbaine, une rose fraîche poussée sur le béton ! Celui qui a l’air d’être son copain la tient toujours sous son coude, mi-blagueur mi-dominateur, et elle se laisse faire avec le petit sourire complice de l’amoureuse qui veut à tout prix pardonner et qui saisit dans le moindre geste d’attention que lui donne son élu, fût-il un peu brusque, l’occasion de se persuader qu’elle est aimée autant qu’elle aime…c’est-à-dire aveuglément. Car il faut bien que l’amour soit aveugle pour qu’une pareille beauté puisse succomber au charme, fatal d’indifférence, d’un ado brusque et ingrat, n’ayant de doux que le duvet brun au-dessus de sa bouche, hélas pour les voyageurs du tram, trop souvent ouverte. Mais on sait bien que les choses du cœur et du cul se jouent aussi dans la tête, et que c’est un tel bordel là-dedans chez nous autres humains que tous les appariements sont finalement permis, et ce quelque à quelque âge que ce soit !

C’est sans que la petite déesse ne lui oppose de résistance, que son gnome malicieux de copain l’emmène un peu à l’écart du groupe, s’assoit à ses côtés dans un carré de sièges, et commence à lui rouler une de ces tractopelles d’adolescents, inquiétantes et abyssales, dans lesquelles on se demande comment les propriétaires des langues en action vont pouvoir retrouver leur sienne propre, tant ils ont l’air de s’abîmer l’un dans l’autre, ivres de leurs profondeurs jugulaires. Les autres filles du groupe, en formation serrée autour de la barre de maintien, sont des spectatrices intéressées de la scène, quoique bavardes. Peut-être pour désamorcer la tension de la discussion précédente au sein du couple, elles prennent très vite le parti de se moquer gentiment d’eux, sur le mode enfantin de « Ouh les amoureux ouh les amoureux ! » mais dans un style dénotant plus de maturité :

-         « Ouhhhhhhh c’est bon on s’tient plus là ! », lance l’une.
-         « Eh c’est public ici, vous êtes pas dans votre chambre ! », enchaîne l’autre.
-         « Putain y fait chaud dans ce tramway ! C’est hot c’est hot ! », fait la troisième.

Et la deuxième de commencer à chanter le refrain du tube du rappeur jamaïquain Sean Paul, « Temperature » :

Well woman the way they time cold I wanna be keepin’you warm

…aussitôt reprise par les autres qui forment un véritable chœur, parfaitement synchro et à l’accent populaire américain bien léché :

I got the right temperature for shelter you from the storm
Oh lord, gal I got the right tactics to turn you on, and girl I,
Wanna be the Papa, You can be the Mom, oh oh !

Les filles finissent leur refrain dans un rire général, contentes de leur petite prestation. Les amoureux ont interrompu leur tentative de fusion par la tête, et regardent leurs spectatrices avec un sourire où se mêlent gêne et fierté, un de ces sourires inusables qui traversent la vie et qu’on trouve chez l’enfant comme chez le grabataire, le sourire du bonheur relevé d’interdit. Pendant quelques secondes, le temps de ce sourire, ils sont magnifiques les deux ados, ils sont beaux comme des dieux, les amoureux. Ils sont encore du bon côté de la frontière du désir, du côté où aucun souci d’apparence ne vient y mettre des formes. Leur visage est tout entier sculpté de plaisir. Mais un instant plus tard, la société reprend possession d’eux, avec toute la violence des rôles qu’elle sait prescrire. Ils balaient aussitôt de leur visage ce halo de sincérité et viennent y remettre les moues prévisibles de leur personnage :

-         « Eh les filles, dans le clip de Sean Paul, les meufs elles finissent pas habillées comme vous…ça tombe au fur et à mesure ! Alors moi j’dis bravo pour les voix, maintenant faut mettre le corps ! »
-         « Nan mais t’es qu’un obsédé toi, ma parole ! »

Il a repris son habit de mecton, rebelle et flambeur, elle refait la fille possessive et jalouse, qui tient bien son homme devant les copines. La grâce du couple, céleste le temps d’un sourire, a explosé, pulvérisée sous la pression du groupe, qui a beau être spectateur, voire supporter, mais qui n’en reste pas moins juge et prescripteur. Porte de Vincennes, tout le monde descend. Le tram fait une pause dans son destin périphérique. Ses portes se referment sur deux sièges comme les autres où s’estompe déjà le souvenir d’une joie ineffable, née de l’improbable baiser entre un coq en duvet et une fleur de béton.