samedi 3 mars 2012

L'Arche de Noé du Salon de l'Agriculture

Pendant qu'au Salon de l'Agriculture, la parade des présidentielles vient mettre son vertueux masque de boue avant les échéances, la paysannerie, elle, continue de s'éteindre...

jeudi 12 janvier 2012

Donoma: un film "guérrilla"


Donoma, « le jour est là » en langue lakota ! L’annonce est détonante et a quelque chose de mystique ou de follement ambitieux. Mais il fallait bien trouver un nom de guerre pour une œuvre auto-proclamée « film-guerilla », qui revendique un budget de 150€, un recours systématique à la débrouille (acteurs bénévoles, troc d’appartements pour les tournages, costumes prêtés par un créateur en échange de la réalisation de clips de défilés, etc…) et un « esprit » indépendant du début à la fin. Une chose est sûre : la communication est bien rôdée ! Pourtant, Donoma est bien plus que le « buzz movie » d’une bande de jeunes indépendants autodidactes. C’est un film-programme.

Tout commence au milieu d’un chemin de traverse dans ce qu’on imagine être une banlieue parisienne plutôt bourgeoise. Un couple de jeunes se roulent des pelles sur les marches d’un escalier quand une dispute éclate parce que, selon la fille, son mec « n’en peut plus » et devient trop entreprenant ! Les répliques fusent, dans un slam à deux voix, rythmé et lyrique, et lorsque la sonnerie du portable du garçon vient interrompre la dispute, on est presque déçus. L’écriture des dialogues et le jeu des acteurs sont si ajustés qu’on a l’impression d’un documentaire sur la vie amoureuse des jeunes. En réalité, si certaines scènes donnent une telle impression d’authenticité, c’est que Djinn Carrénard (scénariste, réalisateur et monteur) a volontairement laissé une large place à l’improvisation ! S’exprimant dans une interview au sujet de l’interprétation de ses acteurs, il dira d’ailleurs : « sans lancer des fleurs à mes comédiens, ils approchaient le jazz ».

Si les qualités d’écriture et d’interprétation exceptionnelles que Donoma parvient à rassembler donnent naissance à certaines scènes d’anthologie, valant pour elles-mêmes en dehors de toute intrigue, celle-ci mérite tout de même qu’on s’y attarde. Donoma est un film choral qui tente d’orchestrer la polyphonie de trois voix féminines dans le contre-chant masculin de l’amour, du désir et de la trahison. Trois femmes courage entourées d’hommes en galère, tous cherchant désespérément un sens aux mouvements du cœur.

Une prof d’espagnol dans un lycée d’une banlieue populaire, aux prises avec un "caïd du dernier rang", et qui, de défis en provocations, finit par se laisser embarquer dans une relation faite de confidences, de sexe, et d’humiliations réciproques. Une jeune lycéenne, vivant seule avec sa sœur leucémique et possessive dans la maison bourgeoise de ses parents, sortant avec ce même "caïd du dernier rang" (lequel la trompe donc avec sa prof d’espagnol), et qui, déçue par les amours terrestres, finira par chercher dans le passage éphémère d’un RER l’âme-sœur et sainte avec laquelle est persuadée d’avoir un lien. Une photographe enfin, en mal d’expériences amoureuses, qui décide de s’en remettre au hasard pour choisir son prochain et premier amant, avant d’y parvenir et d’instaurer avec l’heureux élu une relation sans paroles mais pleine de sensualité et de mimes.

Toutes les histoires ne se rejoignent pas. Toutes les intrigues ne se dénouent pas. Le flou dont la caméra de Djinn Carrénard est imprégnée (parfois peut-être inutilement) déteint sur un scénario qui n’a pas vraiment de fin. Mais qu’importe, un cinéma est bien là ! Un cinéma qui n’a peur ni des frontières sociales ni des paradoxes esthétiques : du RER aux beaux arrondissements de Paris, d’une écriture exigeante à l’improvisation dramatique, d’une ambition réaliste aux échappées mystiques. Un programme est fixé. On attend la suite.

jeudi 8 décembre 2011

Finance et contrôle social

Depuis la crise étasunienne des « crédits immobiliers toxiques » de 2007 jusqu’à la crise européenne des « dettes publiques » de 2011, il semble que l’on n’ait pas appris grand-chose de nos déboires. Les bourses du monde entier continuent d’être ces lieux sans corps où une poignée de cerveaux détournée de plus nobles usages continue de se tailler des queues en or (ça ne veut rien dire mais c’était pour la contrepèterie…je vous laisse chercher), tandis que la croissance et le crédit continuent de danser, devant les yeux ébahis des épargnants, leur valse pompeuse du plein et du vide, du mal-être et du néant !
Car c’est bien de cette alternative que se nourrit l’économie financière : du vide d’un côté, cet appel d’air d’investissements dans lequel s’engouffre le crédit ; et du mal-être de l’autre, cette course à la croissance auxquelles les entreprises acceptent de s’adonner, aiguillonnée d’ailleurs par les échéances des crédits qu’elles ont pu contracter, et mettant en branle la tectonique socialement douloureuse des ajustements structurels et des délocalisations.
On s’est scandalisé en 2007 de la diabolique titrisation que les banques étasuniennes avaient orchestrée, en mélangeant dans leurs chaudrons sans fond des crédits de ménages insolvables avec des crédits de ménages aisés ou riches, et en répétant l’opération jusqu’à ce que même les plus démunis des hobos puissent prétendre devenir propriétaires. On a crié sur tous les toits qu’on ne voulait plus de « subprime » et que les financiers étaient vraiment irresponsables ! Mais avait-on touché le fond du problème ? Aujourd’hui, la situation est analogue: tout le monde semble d’accord pour critiquer les agences de notations. Les plus libéraux d’entre nous vilipendent ces instituts non-indépendants qui sont rémunérés par leurs clients et qui font et défont les gouvernements des pays imbéciles qui ont accepté de se défaire de leurs banques centrales pour ne s’endetter qu’auprès des marchés ! Et tandis que les gouvernements de l’Europe du Sud continuent de tomber, poursuivant tel un effet domino parfaitement circulaire le mouvement de chute des régimes commencé en janvier en Tunisie et dont Zapatero, il y a deux semaines, fut la dernière victime, on n’en a que contre ces exécrables agences qui fourvoient un système bien pensé vers l’ornière de le défiance, puis de la crise ! Là encore, ne sommes-nous pas en train de nous acharner sur un arbre qui cache une forêt bien plus effrayante ?
La mission des marchés financiers, c’est-à-dire des bourses de valeurs où se négocient les titres des entreprises, c’est, en dernière analyse d’alimenter la croissance. Or la croissance passe par les performances des entreprises, lesquelles ne peuvent s’accroître sans investissements, investissements qui peuvent requérir des emprunts. Maintenir la disponibilité du crédit, voilà donc la sacro-sainte mission des marchés financiers, mission pour laquelle les états vont de plans de sauvetage des banques en plans de rigueur des dépenses publiques.
En réalité, tout se passe comme si le capitalisme financier, en projetant systématiquement les difficultés du moment dans un horizon vague de performances futures, offrait des miettes de présent (la somme de l’emprunt) en échange de gros morceaux de futurs (l’emprunt + les intérêts), taillés par ses soins à l’image du travail et de la rentabilité. L’économie du crédit, dont la finance est le maître-d’œuvre, opère ainsi selon la même logique que ce management par « projets » dont les sociologues Luc Boltanki et Eve Chiapello faisait un des piliers du 3ème esprit du capitalisme qui sévirait aujourd’hui. C’est le même principe de mobilisation des forces présentes vers une réalisation future. C’est le même mécanisme de contrôle social par l’hypothèque des avenirs et la course à la performance.
Les partisans de cette économie sans rétroviseur, croissant sans mesure et comptant les bulles éclater dans son ciel pacifié, proposent aux peuples le pacte suivant : « pour continuer à marcher aujourd’hui, demain vous devrez courir !...mais attention, sans jamais cesser d'aller au pas ! ».

mercredi 9 novembre 2011

Entretien avec Philippe Descola, professeur d'Anthropologie Sociale au Collège de France

Dans le cadre du festival Jean Rouch, Radio Campus Paris organise une émission exceptionnelle le jeudi 17 novembre à la Maison des Cultures du Monde, de 17h30 à 19h, sur le thème "les sociétés et modes de vie traditionnels dans la mondialisation". Cette émission-débat d'1h30, en public et où ce dernier sera amené à prendre la parole dans la dernière demi-heure, verra deux anthropologues visuels de renom: Marc et Colette Piault, débattre avec deux jeunes chercheurs en ethnologie du Laboratoire d'Antrhopologie Sociale.

Afin de préparer cet évèenment, Radio Campus Paris est allé à la rencontre de Philippe Descola, titulaire de la Chaire d'Anthropologie Sociale, fondée en 1959 par son maître et directeur de thèse Claude Levi-Strauss. Spécialiste des Achuar, Philippe Descola a beaucoup travaillé sur ce qu'il appelle les modes de socialisation de la nature, et qui ne sont autres que les différentes façons qu'ont les sociétés humaines d'entretenir des relations (pas seulement instrumentales, mais rituelles et mythiques) avec leur environnement non-humain (animaux, végétaux, minéraux confondus).

Au cours de cet entretien, réalisé au Laboratoire d'Antrhopologie Sociale, rue Cardinal Lemoine, nous avons voulu aborder l'évolution historique de ces sociétés, dont les ouvrages d'ethnologie ont tendance à nous fournir des instantanés qui perdurent dans nos esprits malgré le temps qui passe et la mondialisation qui s'accélère; nous avons aussi parlé du rôle des anthropologues dans la tenue de relations contrôlées et non-prédatrices entre le monde industriel et ces petites sociétés (au sens numérique de l'expression) qui peuvent sembler si fragiles...

dimanche 6 novembre 2011

La sociologie et le langage des arts

Le sociologue n’a, vis-à-vis de l’art, et en particulier de la littérature, cousine par l’alliance de l’écrit de toute science sociale, aucune des facilités dont jouissent ses voisins historiens et anthropologues. Tandis que l’histoire va chercher dans la poussière du passé des mystères propices à un écart vers le romanesque, l’anthropologie trouve dans les coutumes et les mythes qu’elle ramène de contrées lointaines la matière de récits dont la collection Terre Humaine a fini de prouver la valeur littéraire.
Mais le sociologue n’a la plupart du temps ni les ressources du lointain dans le temps –ce passé chasse-gardée des historiens-, ni celles du lointain dans l’espace –ces ailleurs que les anthropologues se proposent de nous rendre intelligibles- ! Le sociologue écrit sur ce qui ce passe ici et maintenant : point d’avant ni d’ailleurs si ce n’est comme éclairage du présent…dès lors, il peut sembler plus difficile aux praticiens de cette discipline de franchir le rubicon séparant l’"écrit analytique" de l’"écrit esthétique".
C’est pourtant ce que proposent Michel Maffesoli et Howard Becker ! Le premier propose carrément aux sciences sociales un « nouveau paradigme esthétique : la sociologie comme art » : c’est le titre de l’article qu’il publia à ce sujet en 1985 dans la revue Sociologie et Sociétés ; le second, dans un ouvrage plus récent, paru en 2009 et intitulé « Comment parler de la société. Artistes, écrivains, chercheurs et représentations sociales », propose une nouvelle méthode sociologique, foisonnante et pluridisciplinaire, qui utiliserait les vertus du théâtre, de la photographie, du dessin et bien sûr du roman dans l’activité même de recherche et de sa restitution…
Nouveau paradigme d’un côté, nouvelle méthode de l’autre : voilà la sociologie armée pour entreprendre sa métamorphose artistique. Mais pourquoi, au juste, la description de la société aurait-elle besoin du langage des arts ? Maffesoli écrit : « nombre d’adhérences télévisuelles, de fascinations fictionnelles ou même d’effervescences politiques sont sans cela [le paradigme esthétique] incompréhensibles : du corps mystique qui chaque semaine se crée autour de Dallas [nous sommes en 1985 !] à l’afoulement des grands magasins ou autres rassemblements sportifs, on retrouve une interaction affective qui se moque bien de nos jugements de valeur », et qu’on ne peut comprendre, poursuit-il qu’avec « une conversion de l’esprit qui fasse de nous [les sociologues] non plus des critiques, des contempteurs mais bien des esthètes de l’existence ».
Becker, lui aussi animé par le désir de se libérer de ce qu’il appelle, la « tyrannie des formes conventionnelles », propose à ses étudiants d’écrire non des dissertations mais des petites pièces de théâtre, et de restituer leurs travaux non en exposés mais en performances…ces « performances de sciences sociales » dont il encourage la diffusion sont d’ailleurs la matière première de son livre puisque ce sont les discussions avec ses étudiants sur le statut de la connaissance produite par ce biais qui l’ont amené à l’écrire…
Ainsi, les deux sociologues font-ils le même constat de l’inadéquation du langage conceptuel de la sociologie à la description la plus complète possible des faits de société. Ces derniers seraient trop nombreux et trop fins pour que le tamis grossier d’une sociologie purement écrite et analytique parvienne à les recueillir.
Si l’on revient un peu en arrière et que l’on met en vis-à-vis ces propositions avec la volonté des Durkheim ou Bourdieu de faire de la sociologie une science à part entière, cela semble coincer un peu !
En effet, supposons un instant que les sociologues se mettent à écrire des romans de stratification sociale, des poèmes d’analyse structurale, ou à mettre en scène des enquêtes ethnométhodologiques, qu’adviendrait-il des sacro-saints principes de falsifiabilité et de cumulativité ? Toute œuvre de fiction ne les fait-elle pas voler en éclat ?
Pour Maffesoli, et son paradigme esthétique, cela ne poserait aucun problème puisqu’il propose de maintenir en même temps qu’une sociologie comme art une sociologie « sociologisante », c’est son mot, dont on s’imagine qu’elle continuerait à respecter les critères de scientificité.
Pour Becker, il semble que les arts aient des vertus plus méthodologiques et restitutives qu’épistémiques. Dit plus simplement, les arts aiguillonnent la pensée sociologique ou bien la rendent accessible autrement, mais ils ne remettent pas en cause la nécessité d’avoir recours à un langage conceptuel et technique dans les communications scientifiques.
Tout compte fait, les sociologues auraient intérêt à aborder la question de leurs relations aux langages artistiques d’une manière plus détendue. Eux qui passent un temps considérable à s’escrimer dans des séminaires aux formats tous plus innovants les uns que les autres, ne pourraient-ils pas considérer que les arts, sans remettre en cause le contenu de leur recherche, pourrait en revanche lui fournir de nouvelles formes. Martín, ici présent, a ouvert sa présentation au dernier congrès de l’Association Française de Sociologie par une micro-fiction : cela ne l’a pas empêché ensuite d’exposer ses résultats dans la plus docte tradition académique !
Loin des ruptures épistémologiques maffesoliennes, l’art en sciences sociales pourrait n’être finalement qu’un des formats utilisés pour des recherches dont le contenu, lui, resterait soumis aux règles établies de la scientificité.