Le sociologue n’a, vis-à-vis de l’art, et en particulier de la littérature, cousine par l’alliance de l’écrit de toute science sociale, aucune des facilités dont jouissent ses voisins historiens et anthropologues. Tandis que l’histoire va chercher dans la poussière du passé des mystères propices à un écart vers le romanesque, l’anthropologie trouve dans les coutumes et les mythes qu’elle ramène de contrées lointaines la matière de récits dont la collection Terre Humaine a fini de prouver la valeur littéraire.
Mais le sociologue n’a la plupart du temps ni les ressources du lointain dans le temps –ce passé chasse-gardée des historiens-, ni celles du lointain dans l’espace –ces ailleurs que les anthropologues se proposent de nous rendre intelligibles- ! Le sociologue écrit sur ce qui ce passe ici et maintenant : point d’avant ni d’ailleurs si ce n’est comme éclairage du présent…dès lors, il peut sembler plus difficile aux praticiens de cette discipline de franchir le rubicon séparant l’"écrit analytique" de l’"écrit esthétique".
C’est pourtant ce que proposent Michel Maffesoli et Howard Becker ! Le premier propose carrément aux sciences sociales un « nouveau paradigme esthétique : la sociologie comme art » : c’est le titre de l’article qu’il publia à ce sujet en 1985 dans la revue Sociologie et Sociétés ; le second, dans un ouvrage plus récent, paru en 2009 et intitulé « Comment parler de la société. Artistes, écrivains, chercheurs et représentations sociales », propose une nouvelle méthode sociologique, foisonnante et pluridisciplinaire, qui utiliserait les vertus du théâtre, de la photographie, du dessin et bien sûr du roman dans l’activité même de recherche et de sa restitution…
Nouveau paradigme d’un côté, nouvelle méthode de l’autre : voilà la sociologie armée pour entreprendre sa métamorphose artistique. Mais pourquoi, au juste, la description de la société aurait-elle besoin du langage des arts ? Maffesoli écrit : « nombre d’adhérences télévisuelles, de fascinations fictionnelles ou même d’effervescences politiques sont sans cela [le paradigme esthétique] incompréhensibles : du corps mystique qui chaque semaine se crée autour de Dallas [nous sommes en 1985 !] à l’afoulement des grands magasins ou autres rassemblements sportifs, on retrouve une interaction affective qui se moque bien de nos jugements de valeur », et qu’on ne peut comprendre, poursuit-il qu’avec « une conversion de l’esprit qui fasse de nous [les sociologues] non plus des critiques, des contempteurs mais bien des esthètes de l’existence ».
Becker, lui aussi animé par le désir de se libérer de ce qu’il appelle, la « tyrannie des formes conventionnelles », propose à ses étudiants d’écrire non des dissertations mais des petites pièces de théâtre, et de restituer leurs travaux non en exposés mais en performances…ces « performances de sciences sociales » dont il encourage la diffusion sont d’ailleurs la matière première de son livre puisque ce sont les discussions avec ses étudiants sur le statut de la connaissance produite par ce biais qui l’ont amené à l’écrire…
Ainsi, les deux sociologues font-ils le même constat de l’inadéquation du langage conceptuel de la sociologie à la description la plus complète possible des faits de société. Ces derniers seraient trop nombreux et trop fins pour que le tamis grossier d’une sociologie purement écrite et analytique parvienne à les recueillir.
Si l’on revient un peu en arrière et que l’on met en vis-à-vis ces propositions avec la volonté des Durkheim ou Bourdieu de faire de la sociologie une science à part entière, cela semble coincer un peu !
En effet, supposons un instant que les sociologues se mettent à écrire des romans de stratification sociale, des poèmes d’analyse structurale, ou à mettre en scène des enquêtes ethnométhodologiques, qu’adviendrait-il des sacro-saints principes de falsifiabilité et de cumulativité ? Toute œuvre de fiction ne les fait-elle pas voler en éclat ?
Pour Maffesoli, et son paradigme esthétique, cela ne poserait aucun problème puisqu’il propose de maintenir en même temps qu’une sociologie comme art une sociologie « sociologisante », c’est son mot, dont on s’imagine qu’elle continuerait à respecter les critères de scientificité.
Pour Becker, il semble que les arts aient des vertus plus méthodologiques et restitutives qu’épistémiques. Dit plus simplement, les arts aiguillonnent la pensée sociologique ou bien la rendent accessible autrement, mais ils ne remettent pas en cause la nécessité d’avoir recours à un langage conceptuel et technique dans les communications scientifiques.
Tout compte fait, les sociologues auraient intérêt à aborder la question de leurs relations aux langages artistiques d’une manière plus détendue. Eux qui passent un temps considérable à s’escrimer dans des séminaires aux formats tous plus innovants les uns que les autres, ne pourraient-ils pas considérer que les arts, sans remettre en cause le contenu de leur recherche, pourrait en revanche lui fournir de nouvelles formes. Martín, ici présent, a ouvert sa présentation au dernier congrès de l’Association Française de Sociologie par une micro-fiction : cela ne l’a pas empêché ensuite d’exposer ses résultats dans la plus docte tradition académique !
Loin des ruptures épistémologiques maffesoliennes, l’art en sciences sociales pourrait n’être finalement qu’un des formats utilisés pour des recherches dont le contenu, lui, resterait soumis aux règles établies de la scientificité.