Place de la
République, IIIème, Xème & XIème arrondissement.
C’est une de ces soirées d’été qui accrochent des sourires
aux visages des passants les plus blasés. Le soleil, content de sa journée
passée à poinçonner quelques rares nuages, sirote sa brune, peinard, tout
avachi sur le zinc des toits de Paris. La Place de la République est pleine
sans être bondée. Les bouches de métro exhalent, par lents et chauds soupirs,
des volutes de parisiens pas si pressés. Les platanes et les féviers d’Amérique
chargent l’air d’un peu de musc végétal : frais et sensuel en même temps.
Tous les âges sont là sur cette arche de pierre,
nouvellement parée de dalles en bétons et d’un miroir d’eau. Il y a les petits
vieux qui causent en grappes sur les bancs publics ; il y a les petits jeunes
qui naviguent en bandes tantôt dispersées tantôt compactes et souvent
propulsées sur des roulettes ; et il y a bien sûr tous les autres, entre
deux âges, qui promènent leur conversation sur leurs deux jambes aux quatre
coins de la place. Marianne, au centre du ballet, un peu raide dans son bronze,
un peu à l’étroit sous son bonnet phrygien, sourit à cette république bigarrée
qui vient respirer l’été dans les plis citoyens de sa toge.
Un observateur scrupuleux pourrait néanmoins s’apercevoir
que le regard de Marianne, que l’orientation de son piédestal tourne
naturellement vers la rue du Temple —c’est-à-dire, pour les poètes : le
levant, pour les autres : l’école privée de langues Wall Street English — s’efforce
de fuir ces horizons glorieux pour s’intéresser à ce qui est en train de se
passer dans un coin ombrageux de la place où quelques dizaines de plébéiens ont
formé des cercles de danse.
-
« Serait-ce là une carmagnole ? »,
pense un instant la mère de la nation.
Un
observateur scrupuleux pourrait deviner qu’en cet instant l’Amazone blanche au
bonnet rouge ne désire rien d’autre que le jaillissement d’un Marius par-delà
l’horizon du Wall Street Institute, un Marius sans-culotte et la faux sur
l’épaule qui la descendrait de son piédestal et l’inviterait à danser. Hélas, le
peuple français, devenu plus soucieux de commémorations que de révolutions, n’a
pas encore su susciter pareil grand soir ni trouvé l’occasion de marier la
Marianne ! Pendant ce temps-là, son statut reste de bronze : le
célibat.
Mais
la danse qui fait frémir le pied de la reine du peuple français n’est pas une
carmagnole : c’est un tango ! Danse révolutionnaire à sa manière
puisqu’elle permet à deux inconnus de s’enlacer amoureusement à condition de
faire parler à leur corps un même silencieux langage de pas et de gestes. Danse
subversive aussi puisqu’à sa naissance dans les bas-fonds de Buenos Aires dans
le XIXème siècle finissant, elle fut pétrie de la nostalgie et des désirs
frustrés de milliers d’hommes loin de leur chère Italie, de leur chère
campagne, de leur chère compagne, et fut immédiatement condamnée par la bonne
société du Rio de la Plata. Ce n’est que plusieurs décennies et une
transatlantique plus tard, que le tango, parvenu à enflammer l’aristocratie
parisienne, pourra revenir à Buenos Aires et conquérir les élites locales, fort
de son adoubement par la capitale de l’élégance.
Le
tango qui s’échappe de l’enceinte portable posée au pied d’un lampadaire ne
paye pourtant pas de mine. Une oreille étrangère, percevant les grésillements
du vieil enregistrement, la saturation des violons et la voix un peu mielleuse
de l’interprète, aurait tôt fait de rejeter cette musique dans le
bac-à-guimauves de sa discothèque mentale ! Et pourtant...On juge aussi
une musique à ce qu’elle fait faire à
ses auditeurs, et à cette aune là, le tango grésillant dans l’air du soir
semble doté d’une puissance toute juvénile.
Tout
autour de l’enceinte qui diffuse fidèlement les sons de piano, violons et
bandonéons gravés dans la cire 80 ans plus tôt, se sont formés des cercles
concentriques de silhouettes bicéphales et quadrupèdes. Ces étranges créatures
asymétriques — une tête moins haute que l’autre et plus chevelue, deux pieds à
plat et deux autres sur les pointes et presque nus — tâchent de boiter
harmonieusement au rythme de la musique. Ces couples — car c’est bien de cet
alliage humain là qu’il s’agit — mêlent pieds, jambes, poitrines et cheveux dans
des translations horizontales très semblables à cette technique qu’utilisent
les humains pour se déplacer : la marche ! Ils sont une trentaine à
marcher ainsi en musique, main droite de l’homme sous l’omoplate de la femme,
main droite de la femme dans la main gauche et moite de l’homme, le tout
s’opérant tempe contre tempe et sein contre torse, les pieds tâchant de se poser
sur les temps que marquent les coups de couteau du bandonéon et les pointes
saccadées du piano.
Les
gens qui dansent sont de toutes les couleurs et presque de tous les âges. La
palette, qui fait malgré tout la part belle au blanc quadra et quinquagénaire,
se colore de café latino, de marron des îles et de cuir persan...ne manque que
quelque ébène noir et pur pour que la ville de Paris, souhaitant tourner un
clip sur la diversité culturelle, trouve ici un spot idéal.
Un
jeune homme grand et pâle observe la scène depuis le bord extérieur du cercle de
danse. Il porte son sac-à-dos sur une épaule et semble attendre une occasion de
franchir à gué le tourbillon des couples. Justement, la musique s’interrompt
quelques secondes et les alliés humains suspendent le commerce silencieux des
corps pour adopter celui, plus bruyant et surtout plus distant, des mots. Le
jeune homme en profite pour se faufiler parmi les danseurs et aller déposer son
sac au centre du cercle, avec les autres, le long d’une chaîne installée-là par
les organisateurs.
C’est
la cortina, le moment du bal où le
programmateur musical met une musique tout autre que du tango pour inviter les
danseurs à rebattre les cartes, offrir une occasion aux danseuses déçues par
leur cavalier — et vice-versa ! — de s’enfuir et surtout permettre à
celles et ceux qui s’impatientent sur le bord de la piste de participer à
nouveau au jeu, ou plutôt au rituel de l’invitation. Car dans le tango, la
règle veut qu’on n’use pas d’un banal « vous dansez ? » pour inviter
quelqu’un ! Dans le tango, le « vous dansez » masculin doit être dit
avec la tête et les yeux, tout comme le « avec plaisir » ou le « non
merci » féminin qui y répondra. C’est ce que les argentins appellent la mirada
(« le regard ») pour le contact visuel et le cabeceo (« le signe
de tête ») pour l’invitation...pour prendre une métaphore marine, disons
que si le tanguero était un marin-pêcheur
et la tanguera une sirène, la mirada serait
tel un sonar et le cabeceo tel un
filet de pêche, filet dont la sirène peut néanmoins toujours s’accommoder,
d’une mirada fuyante comme une
anguille ou tranchante comme une dent de narval.
Le
jeune homme, libéré de son sac, tâche désormais de repérer parmi la foule quelque
danseuse charmante et émancipée de son cavalier. Il y en a trois qui justement
quittent la piste et se dirigent vers l’extérieur. Il ne leur emboîte pas le
pas mais se dirige vers un bord du cercle de danse suffisamment proche pour que
le rituel de la mirada et du cabeceo puisse se mettre en place. Mais
la concurrence est rude et pas toujours régulière. Avant qu’il ait pu se mettre
en position, deux des trois grâces ont déjà été invitées par des danseurs en
embuscade au milieu de la piste, des baroudeurs sans foi ni principe qui
n’hésitent pas à haranguer les danseuses ou à s’approcher si près d’elles qu’ils
leur ôtent presque la possibilité du refus, celui-ci devenant trop cruel à
assumer aux yeux de celles qui le souhaiteraient. Quand le jeune homme parvient
finalement à la lisière de la milonga
(c’est le nom donné aux bals de tango ainsi qu’à l’une des trois formes de
danse qui s’y pratiquent, les deux autres étant la valse-tango et, bien sûr, le
tango lui-même), il ne reste plus qu’une danseuse parmi les trois à ne pas
avoir d’homme au bras. Elle porte un haut noir à une épaule, un jean slim
parsemé de jolies clairières de peau et de hauts talons noirs, assortis à son
haut. Elle a la peau mate et le cheveu brun, long et bouclé.
-
« Une iranienne », pense le jeune
homme qui, tout en priant pour qu’une mirada
survienne, ironise intérieurement : « Vas-y, jette-moi ton
regard le plus persan ! »
La musique reprend. La jeune fille semble peu
pressée de retrouver un danseur. Ses yeux se perdent dans la contemplation de
la piste de danse. Le jeune homme change donc de stratégie. Il décide d’attirer
son attention en traversant la piste d’un de ses bords à l’autre. Il slalome
entre les couples et prend bien soin de ne pas regarder dans la direction qui
en réalité l’intéresse. Son regard va là où il marche : droit devant
lui ! Le vieux truc de l’indifférence ostensible qui masque une secrète
attirance.
Et
les vieux trucs marchent quelquefois ! Quand il se retourne en feignant
d’abord un grand intérêt pour le parterre des danseurs puis en laissant
lentement dériver son regard vers l’endroit où se trouve la jeune fille,
celle-ci est tournée vers lui. Leurs yeux s’accrochent quelques petites secondes ;
cela suffit au jeune homme pour incliner délicatement la tête en signe
d’invitation. La jeune iranienne répond à ce cabeceo par un mouvement de
tête encore plus imperceptible mais bel et bien favorable. Et voilà les deux
jeunes gens, les deux inconnus, encore anonymes l’un pour l’autre, qui se
rejoignent à la lisière du bal, et qui, après un simple bonjour prononcé du
bout des lèvres, s’enlacent et commencent à danser.
Il
y a quelque chose de proprement stupéfiant dans ce passage fulgurant de l’état
« individus-isolés » à l’état « couple-enlacé ». Et ce
d’autant plus que ce passage s’effectue au beau milieu d’une place, dans cet
espace public au sein duquel on garde habituellement ses distances, même
lorsqu’on est intimes. C’est toute la force subversive du tango : par les codes
qu’il a su instaurer (et dont la mirada
et le cabeceo ne sont que les
premiers termes), il permet à deux inconnus de s’enlacer pendant de longues
minutes et de marcher ensemble, poitrine contre poitrine, tempe contre tempe,
souffles et jambes mêlées, à la seule condition de savoir écouter. La musique d’abord.
L’autre ensuite.
La
jeune iranienne a fermé les yeux. Pour la concentration bien sûr, car il lui
faut suivre en même temps le guidage de l’homme et celui de la musique ;
mais pour le plaisir aussi. Car se priver du sens de la vue, c’est reporter sur
les autres son intense exigence d’attention. Et pour la danse, au premier chef,
l’ouïe et le toucher. La jeune femme a donc fermé les yeux dès les premières
mesures, aiguisant son acuité auditive, approfondissant chacun de ses points de
contact avec le corps du jeune homme. Celui-ci est plus nerveux. Il n’a pas le
loisir de fermer les yeux car c’est lui « le guide », celui qui
contrôle la trajectoire des mouvements et assure qu’il n’y ait jamais collision
avec les autres couples. La piste est justement assez dense et demande des
manœuvres délicates qui l’empêchent de se rendre complètement disponible à la
musique.
Il
faut bien remarquer que l’homme et la femme, dans les danses à deux en général
et dans le tango en particulier, ne vivent pas l’expérience de la danse de
façon symétrique. Tandis que l’homme a pour rôle principal de chorégraphier la
musique et de veiller à ce que les pas proposés soient réalisables dans les
conditions du bal, la femme se décharge totalement auprès de son partenaire des
tâches de chorégraphie et de gestion du bal pour s’abandonner tout aussi
totalement à l’exécution des pas et à l’interprétation de la musique. D’une
certaine façon, tandis que l’homme est constamment astreint à anticiper le
futur de la danse, la femme, elle, est prisonnière du présent de la note et du
pas. Seuls les corps, bien enlacés dans l’épaisseur de l’instant, déjouent ce
paradoxe temporel qui assigne l’esprit de l’homme au futur et retient celui de
la femme dans le présent.
La
première danse est laborieuse. Le jeune homme a du mal à maîtriser le flot de
sensations qui s’est emparé de lui. La première danse est toujours délicate, il
le sait, mais cette fois la gêne va bien au-delà de l’ordinaire. Le parfum
sucré de sa partenaire le contact appuyé de sa poitrine, très extravertie sous
un décolleté déjà libéral, lui font presqu’oublier qu’il y a de la musique et
qu’il est sensé la suivre. Le guidage du tango passe par le buste et l’homme
doit donc accorder une grande attention à la qualité du contact qu’il établit
avec la poitrine de sa partenaire. Pour l’heure, le jeune homme craint qu’un
contact non-attendu ne s’établisse beaucoup plus bas, un contact qui pour
intéressant qu’il puisse être, ne permet de guidage que pour des tangos plus
horizontaux et d’une tout autre facture musicale. Il lui faut à tout prix
éviter que ce contact se produise. Il applique donc toutes les forces de sa
concentration à la distraire — paradoxe que ne renierait pas les meilleurs
logiciens ! —. Il lève les yeux vers les arbres de la place ou vers la statue
de Marianne, scrute les couples les plus canoniques et les silhouettes les plus
anguleuses possibles autour de lui : tout est bon à prendre pour chasser
de son esprit cet indésirable dur désir
de durer.
Enfin,
au terme du premier tango et d’inavouables efforts, le jeune homme accuse un
rassurant coup de mou. Sa partenaire, en revanche, ignorant tout de la bataille
intérieure dont le corps de son cavalier vient d’être le théâtre, affiche un
sourire de courtoisie. Elle n’a pas pris son pied. Et si la règle au tango ne
voulait pas qu’on accepte une invitation pour une tanda (c’est-à-dire pour une série de tangos et pas seulement pour
un seul) elle serait déjà en train de lancer d’autres miradas en vue d’autres cabeceos.
Histoire
de briser la glace, le jeune homme lui demande :
- « Comment tu t’appelles ?
- « Roya. Et toi ?
- « Roméo »...
- « Comment tu t’appelles ?
- « Roya. Et toi ?
- « Roméo »...
Et devant l’apathie que sa partenaire affecte, il se sent
obligé d’ajouter :
- « Comme dans la pièce ! ».
- « Comme dans la pièce ! ».
Sans plus de succès. Le tango suivant a commencé et les
couples autour d’eux reprennent la danse. Roméo décide de jouer son
va-tout :
- « Tu es iranienne ?"
- « Oui, comment tu as deviné ? »,
lui demande-t-elle avec une curiosité évidente"
- « Je ne sais pas. L’élégance persane
peut-être », lui répond le jeune homme, content de son petit effet.
Et il l’enlace à nouveau dans un abrazo franc et délicat. Le "coup dur" du dernier tango
est oublié. La danse peut reprendre sur de nouvelles bases.
Roméo a à cœur de faire oublier sa précédente prestation. Il
s’efforce de donner à ses mouvements une énergique amplitude, aux glissements
de sa main droite dans le dos de Roya une tendre attention. Il commence par
rechercher les pas qui donnent à la
danse de la rondeur et de la légèreté : il veut que Roya se sente
avec lui comme sur un nuage. Il lui propose ainsi des giros (« tours ») amples ponctués de profondes sacadas (« chassés ») qui
marquent chaque temps d’une percée du danseur dans l’espace de la danseuse, qui
toujours lui échappe ; il enchaîne les colgadas,
ces mouvements aériens pendant
lesquels la danseuse flotte sur une jambe tandis que les danseurs sont penchés
en arrière, chaque corps faisant contrepoids avec l’autre et formant dans leur
union une coupe humaine s’évasant des pieds à la tête.
Puis, pour éviter le tournis et la lassitude, il change de
registre. Il revient au sol, joue sur les contretemps, va chercher la pointe
des pieds de Roya dans de nerveuses pisadas
ou bien les balaie avec une apparente véhémence dans des barridas (« balayages ») parfaitement maîtrisées. L’abrazo s’ouvrant naturellement dans
certaines figures, le visage de Roya entre dans le champ de vision de Roméo.
Celui-ci, sans jamais la regarder directement — contrairement à certaines idées
reçues, on ne danse pas le tango les yeux dans les yeux ! —, perçoit néanmoins
la sensualité joyeuse qui émane de ses traits.
Quand vient la fin du tango, les deux danseurs restent
enlacés dans la posture finale pendant quelques secondes sans dire un mot. Et
le silence se prolonge une fois le couple retourné à la position de courtoisie,
c’est-à-dire face à face et à environ 50cm de l’autre. Mais cette fois, le
silence est d’or. L’or de la complicité que les 3 minutes du tango précédent
ont suffi à créer. Quand le troisième et dernier tango de la tanda commence, Roméo et Roya n’ont
toujours pas échangé un mot. Ils commencent à faire connaissance.
Le dernier tango rompt avec les précédents. Le thème
principal n’est pas joué au bandonéon ou au piano mais à la harpe et se trouve
bientôt enrichi par une voix céleste de soprano. Il s’agit de Tango To Evora de la chanteuse
canadienne Loreena McKeenit. Avec ses arrangements druidiques, conciliant
mélancolie mélodique et clarté rythmique, il offre un très respectable tango
New Age.
Roméo enlace Roya en abrazo
fermé. Il commence par proposer une danse très épurée, presque réduite à sa
plus simple expression, la caminata (« la marche »). Mais
c’est une marche féline et souple, ronde presque, tant elle se plaît à
détourner l’ordinaire linéarité des trajectoires du tango. Roméo joue à
accentuer le contraste entre l’impulsion des pas et le passage du poids du
corps d’une jambe à l’autre, qu’il ralentit de façon très stylisée. Il fait la
même chose avec les sacadas (les « chassés »),
les commençant comme des coups de pieds avant de ralentir à l’extrême son jeu
de jambes, voire de le geler à la façon des danseurs de hip hop dans les freeze. Mais la musique est si aérienne
que l’abrazo fermé ne permet bientôt
plus d’exprimer sa légèreté. Il faut ouvrir la corolle des bras. Roméo profite
d’un huit arrière pendant lequel le buste de la danseuse se décolle toujours un
peu, pour laisser Roya s’éloigner de quelques centimètres et passer ainsi en abrazo ouvert. Beaucoup de femmes sont réticentes à ce passage. La milonga, c’est une convention tacite,
est le lieu de l’abrazo fermé. L’abrazo ouvert étant synonyme soit d’un
tango plus gnian-gnian soit d’un tango plus spectaculaire les puristes qui
peuplent les meilleures milongas parisiennes ne le pratiquent quasiment jamais.
Roméo prend donc un léger risque en proposant cette transition. Roya l’accueille
avec un boleo réjoui à la sortie du
huit arrière ! C’est bon signe : la jeune iranienne sait prendre ses
distances avec les modes parfois étriquées qui scandent le monde du tango argentin.
L’ouverture de la corolle de l’abrazo a créé entre les corps la distance que Roméo attendait.
Dans cet espace comme évidé de la présence des danseurs et pourtant cerné par
eux, une tension nouvelle apparaît. L’énergie de la musique n’est plus immédiatement
canalisée vers les bustes, qui ne se touchent plus. Elle s’engouffre désormais
dans le creux que forme les bras suspendus. C’est ce vide que voulait Roméo, ce
vide dont il fait désormais la matrice de sa danse et qu’il commence à
travailler tout en rondeur et en amplitude, épousant au plus près les vocalises
éthérées de Lorena McKennit. Roméo et Roya se mettent à tourner. A tourner sans
cesse. De toutes les façons qu’il est possible de le faire en tango : dans
des colgadas où les axes des danseurs
viennent se croiser en un même point du sol, dans des tours d’un côté puis de
l’autre, parsemés de frénétiques sacadas,
dans des planeos enfin qui mettent en valeur le galbe fuselé de la
jambe libre de Roya, propulsée en arrière et figée dans une posture de danseuse
classique (quatrième derrière).
Il faut se méfier de la force centrifuge. Elle donne de
l’embonpoint à la ceinture équatoriale de la planète. Elle suspend la fortune
des joueurs de casino à une bille éperdue entre le rouge et le noir. Elle
envoie dans les choux les gamins téméraires aux tourniquets des squares. Elle
fait perdre la route aux voitures trop rapides. Elle fait perdre l’équilibre
aux danseuses exaltées. Et pas que l’équilibre.
A la sortie d’une figure où le couple s’est plu à jouer avec
les limites de sa stabilité, Roméo cherche le regard de Roya. Il est pris d’une
soudaine envie de confirmer la complicité de leurs corps par celle d’un sourire.
Et le regard est un passage obligé. Il faut passer par lui pour que les lèvres
prennent le pli de l’entente. C’est alors qu’il l’a vu. Pas son regard. Ni son
sourire. Mais son sein.
Le sein gauche de Roya danse à ciel ouvert. Il a glissé sous
le haut-une-épaule de l’iranienne et vibre d’une liberté nouvelle sous l’œil
bienveillant de la République. Roméo continue à danser. Mais son esprit
ressemble au corps de la Marianne : il est pétrifié. Il perd complètement
le rythme, danse machinalement en revenant aux pas les plus élémentaires. La
seule idée qui le traverse, instinctive, est de refermer l’abrazo afin de cacher au monde ce sein qu’il ne saurait voir et de
retarder de quelques secondes le moment fatal de l’intervention. Comment lui
dire ? Toute sa concentration est occupée à ce problème. Une idée
chimérique lui traverse soudain l’esprit. Dans son désarroi, elle lui semble
géniale. Il va tenter de remettre les choses à leur place simplement par la
danse, sans le secours des mots. En choisissant bien ses mouvements, par de
légers frottements du torse, il se dit que ça pourrait marcher. Le voilà donc
qui entame un tango d’un nouveau genre, tout en impulsions brèves et en
contorsions savantes.
Roya, intriguée de ce brusque changement d’attitude, a
ouvert les yeux. D’abord, elle accepte de suivre Roméo dans ce qu’elle prend
pour une expérimentation. Très vite pourtant, elle perd pied et n’est plus en
mesure de suivre le guidage. Elle pose ses pieds au hasard et sort
définitivement de la danse. Par courtoisie, elle garde le silence quelques
secondes, mais après une poussée du buste de Roméo hautement hétérodoxe, elle
n’y tient plus. Elle s’arrête net.
Roméo ne lui laisse pas le temps de dire un mot. Il plante
son regard dans le sien et, avec un mouvement de tête mi résolu mi désolé, lui
indique la source à laquelle il a bu l’ étrange chorégraphie qu’il vient de lui
imposer.
Roya lâche d’une voix blanche un « Mon
Di... ! » que la honte lui fait aussitôt étouffer. D’un geste furtif,
elle redonne à son haut une épaule la souveraineté perdue, et d’un regard tout
aussi furtif elle s’assure que personne d’autre n’ait été témoin de l’évasion.
Elle se tourne alors vers Roméo, le teint plus safran que jamais :
-
« Ah mais quelle honte ! C’est pas
possible... », et elle doit faire un effort considérable pour maintenir
ses yeux dans ceux de Roméo, tant il lui prend l’envie de les baisser, de les
enfouir sous les dalles de la place de la République.
Roméo, un peu rouge lui aussi mais néanmoins soulagé d’avoir
passé le bébé, de n’être plus le seul à gérer la crise, feint la banalité de la
chose, tente même l’humour décontracté :
-
« T’inquiète, ça arrive à tout le
monde...enfin, plus aux femmes quand même ! »
-
« Sérieux, ça t’est déjà arrivé ? »,
répond Roya, contente de propulser la conversation dans le souvenir, loin de la
gêne de l’instant.
-
« Ouais, deux trois fois », ment tant
bien que mal Roméo. L’humour vient alors à son secours pour donner à son gentil
mensonge l’habit léger de la plaisanterie : « et d’ailleurs c’est
toujours à gauche que ça lâche bizarrement : ça doit être le refus des
normes, le désir de liberté ! ».
Ils rient
tous les deux. Trop fort, comme pour emporter dans la surenchère la tension de
l’épisode précédent. Ils y parviennent. La musique ne s’est pas encore arrêtée
et Roméo propose à Roya de finir le tango. Reprendre la danse, c’est minimiser
l’incident, l’estomper sous l’écho de quelques pas de plus, espérer le clore
peut-être...ne plus en parler, quoi qu’il en soit ! Les quelques mesures
qui restent de Tango to Evora sont
dansées prudemment, fébrilement. Elles suffisent pourtant à retisser le lien
ténu d’un petit abrazo, doux et attentionné,
fermé comme la corolle d’une tulipe dans la fraîcheur du soir. Quand la musique
s’arrête, les visages ont troqué la rougeur de la gêne pour celle du trouble.
Sans un mot d’abord, ils se remercient du regard — la gratitude des yeux est la
plus généreuse : elle offre le cœur pour une minute de ballade musicale !—.
Les mots viennent ensuite et avec eux la gratitude des lèvres, plus
convenue : « merci », « ce fut un plaisir ». Comme
s’il fallait banaliser, neutraliser par le langage, la puissance sensible de ce
qui se produit dans la danse. Comme si le Je-social,
celui qui vit à distance de l’autre et lui parle, devait toujours contenir et reprendre
le Je-intime, celui qui vit au
contact de l’autre et le touche.
Rien de tout cela n’a
échappé à la Marianne. Ni l’euphémisme des adieux trahi par les regards, ni la
complicité de la danse, ni la liberté furtive d’un sein. Et il lui semble bien
lourd en cet instant, le Nous-souverain
qu’elle incarne depuis la hauteur de son piédestal et qui pour embrasser le
monde le met tout entier à distance ! Qu’elle aimerait, elle aussi, répondre
à la mirada d’un Gavroche en jean
basket qui l’inviterait, buste de chair contre buste de bronze, pour un tango
subversif sous le ciel gris de la Vème République