La vie a choisi
de ne plus rien attendre. Elle ne s’écoule plus, comme on disait jadis, mais
dévale à toute blinde la pente des années. Circule plein gaz dans les flux
intrépides et vide tous ses stocks dans une rage de débit.
Le réseau, voilà
la forme qu’a pris la vie !
Fatiguée de
racines et de profondeurs, elle rhizome à toutes les surfaces, armant les sols
de ses tiges innombrables où coule le sang du monde.
C’est le
pipeline arbre-de-vie, souches à l’air, défroqué, couchant à l’horizontale son
tronc gorgé de sève combustible, jouissant de libérer si vite ce nectar
carbonifère où s’enivrent esprits et machines depuis deux siècles.
C’est le câble
de fibre optique, qui en sa gaine enferme le cœur vibrant de la lumière, une
lumière affolée d’obscurité, éreintée par sa course infinie, croulant sous le
poids de nos textes, de nos images et de nos sons, et ne terminant sa mission que
dans l’océan rectangulaire d’un écran, cathodique ou tactile, mais toujours
terminal.
C’est aussi
l’aqueduc qui de châteaux en cités fait faire des roues millénaires à ses
arches de pierre pour qu’un peu d’eau-de-nuage fasse escale dans nos villes, avant
d’aller adoucir, après bien des méandres sur bien des rivières, une mère océane
et saline, amère de cette longue séparation.
Ce sont aussi
ces routes, coulées d’un bitume strié de blanc, qui déroulent leurs langues
râpeuses entre tous les lieux où vont les hommes, afin que le caoutchouc des pneus
de voitures coule aussi fluidement à l’horizontale que coule, à la verticale, le
latex des plaies de l’hévéa, ce père lointain et oublié des gommes
merveilleuses et des miracles pneumatiques.
Ce sont encore
ces satellites et ces antennes, virtuoses de l’information, qui n’ont besoin
que de quelques électrons et d’un peu d’espace pour faire aller main dans la
main l’ici et l’ailleurs, pour faire communier le proche et le lointain.
Le réseau, voilà
la forme qu’a pris la vie !
Et sans nous en
apercevoir, nous autres humains, sommes aussi façonnés à cette image. Nos corps
bien sûr, toujours actifs, et n’acceptant le repos que devant le rectangle
impératif de l’écran, ou bien en transit, sur des rails ou des roues, entre
deux escales de notre perpétuel voyage…Surtout, ne jamais perdre la vibration
du monde car c’est le pouls même de l’homme-réseau.
Et notre pensée,
submergée de substrats où poser ses rouages, se fait comparative et
calculatoire ; fini de scruter l’incertitude, de sonder à l’infini l’élément
isolé de la matière locale ! Les données, partout présentes et partout
affluentes, forment l’esprit à résoudre un problème en ne concentrant plus ses
lumières en un point, mais en les diffractant en tous lieux afin de saisir à la
volée des éclats de significations qui, mis ensemble, pourront faire
sens...sans que jamais derrière les ramifications proliférantes du réseau, ne
se devine sa structure.
De même en
va-t-il pour cette forme d’esprit chargée de faire échapper nos expériences à
la péremption, de même en va-t-il pour la mémoire ! Comme un lac assailli
de torrents, qui verrait peu à peu ses rives s’effondrer et ses fonds être
comblés par le lointain alluvion des montagnes, comme un lac exhorté par le
courant d’un dégel incessant à rétrécir son lit, à redevenir rivière, pour ne
plus retenir pendant la moindre seconde la moindre goutte d’eau, la mémoire des
anciens opère en nous sa métamorphose.
Nos souvenirs ne
sont plus des cristaux de passé conservés, intangibles et précieux, dans l’écrin
de l’imaginaire ; la mémoire d’aujourd’hui sculpte les souvenirs dans une
matière molle et phosphorescente, en nous et hors de nous, incrustée de
capteurs tendus vers l’inconnu, tournés vers le futur, en quête d’une
circonstance qui, analogue en toutes ses variables, réveillera un jour l’expérience
endormie.
Le réseau, voilà
la forme qu’a pris la vie !
Et ceux qui la
refusent, ceux qui marchent sur la rive au lieu de flotter dans l’écume du
torrent, ceux qui déambulent, rêveurs, sur le trottoir, au lieu de rouler dans
la fureur de la route, ceux qui n’accordent aux écrans que des regards épars, des
clics parcimonieux, au lieu d’abandonner et leurs yeux et leurs doigts, de
signer sans condition la reddition des anciens sens pour une télé-vision et un
télé-toucher, où seul le lointain se donne à voir, à éprouver ; ceux
qui donc se refusent à troquer l’antique ivresse des profondeurs pour le nouveau
vertige des surfaces, ceux qui veulent poser leur paume sur la voûte enchantée
d’une souris sans offrir à couper l’autre main, pongée dans une terre séculaire
ou posée sur la fibre de lin d’une feuille de papier, refusant de dissoudre le
lieu dans le lien, ceux-là souffrent dans notre monde en métamorphose.
Mais voilà, la vie
a pris la forme du réseau…
Et en même temps
que nous faisons nôtres toutes les souffrances des autres, là-bas au loin, par
les câbles et les satellites qui nous font leurs contemporains, leurs
quasi-témoins oculaires, en même temps toutes les jouissances du monde semblent
à portée de clic, de vol ou d’onde, et nos pauvres âmes, et nos pauvres corps, perclus
dans leurs routines millénaires de plaisir rare et de sobriété ordinaire tremblent
et se distordent dans le courant sidérant des autoroutes de l’information.
Nous sommes-là,
fébriles, vibrant passionnément d’un désir radical d’ubiquité, toujours tentés
d’être ailleurs en même temps qu’ici, et de nous reproduire non plus seulement
dans le temps mais dans l’espace, non plus seulement de père en fils, mais de
frère en frère, de nous perpétuer non plus seulement demain mais là-bas.
Quel vertige
s’empare alors de nous !
Quelle puissance
d’exister semble offrir cette nouvelle vie !
A tâtons,
Dans la nuit qui
défile autour de nous,
Toujours plus vite,
La vie,
Que nous portons
comme un relais,
Légué par nul ne
sait qui
Pour nul ne sait
quoi
Vers nul ne sait
où,
Sans se défaire
encore de nous,
Change en nous
de forme,
Mue.
Moins dense mais
plus ramifiée
Moins profonde
mais plus étendue
Moins dans le
temps que dans l’espace,
Moins racine que
réseau.