Texte de Lia, traduit de l’italien par Michel Proulx
Je n’ai pas aimé Cuba, au cours
des trois ans passés à y étudier. Tellement que je partais pour Mexico à chaque
fois que possible, et à la fin je n’aurai passé qu’un an et demi en tout à
Cuba. Je ne l’ai pas aimée parce que les îles, en général, me tapent sur les
nerfs et les Cubains encore plus. Et j’y souffrais : l’embargo est une
suite ininterrompue de choses qui ne fonctionnent pas, qu’on ne trouve pas, qui
sont hyper difficiles à faire. L’embargo crée des pays usants où la survivance
est liée à l’organisation que tu te donnes, et où toi, étranger, tu as toujours
tort : parce que tu as plus de sous – qu’ils croient – et que tu viens de
la partie du monde qui voudrait la voir tomber, Cuba, et l’île réagit en
t’enlevant toute apparence humaine et en te transformant en un portefeuille à
pattes, en te caricaturant en cliché de l’étranger à Cuba qui, neuf fois sur
dix, n’est pas une belle personne. Moi, donc, à chaque fois je pouvais prendre
mon Cubana de Aviación et en 50 minutes je me retrouvais à Messico, où les gens
étaient normaux et ne s’attendaient pas à être payés même pour répondre à un
« bonjour ». Et où, pardonnez-moi, je mangeais : une salade qui
ne soit pas de chou, une soupe qui ne soit pas invariablement uniquement de riz
et de haricots, un fruit qui ne soit pas le seul qu’on trouve à Cuba d’un
trimestre sur l’autre. Une patate introuvable. Une glace qui n’ait pas été
décongelée et recongelée quarante fois. A Cuba, à moins que tu ne veuilles
dépenser beaucoup de sous – et même là, hmmm – tu apprends ce qu’est la
privation sensorielle, après des mois passés à ne goûter qu’une seule saveur.
Moi à Cuba, une fois, je me suis quasiment évanouie dans un supermarché après
deux jours passés à la recherche infructueuse d’une tomate. Le corps te demande
certaines vitamines, certains sels minéraux, et toi, tu n’arrives pas à les lui
donner. J’atterrissais à Mexico et, les deux premiers jours, je m’empiffrais.
Et pourtant, Cuba fonctionnait.
A sa façon. Devant chaque faculté, à l’université, il y avait une plaque qui
remerciait telle Communauté autonome espagnole qui avait financé le système
électrique. A l’intérieur de la faculté, on se serait cru dans les années ‘50
après un bombardement : les bancs, les chaires, les tableaux noirs, les
tables bancales, les lampes à
intermittence, les ordinateurs et les téléphones archaïques, les chaises
métalliques dépareillées, tout en ruine, tout qui tombe en morceaux, et dans
tout ça, des professeurs négligés, mal habillés de vêtements plus qu’usés, mais
qui, cependant, te faisaient des leçons durant lesquelles le temps s’envolait,
qui savaient ce qu’ils faisaient, qui étaient bons. Parfois vraiment bons.
L’incongruité absolue entre le lieu et la qualité des mots. Et le sérieux, la
sévérité, l’inflexibilité derrière la nonchalance. Les gens que j’ai vu se
faire recaler à l’examen de doctorat. L’incongruité que toi, étrangère, tu
ressens entre la façon dont cela se présente et leur extrême considération
d’eux-mêmes. Parce que les Cubains ont une immense estime de soi. Les Cubains
se sentent spéciaux, super bons, une espèce de peuple choisi. Et ça, tu ne t’y
attends pas, dans un pays qui tombe en pièces. Et comme ils te la font peser,
leur présomption, leur certitude d’être des super malins, un peu tu les
étranglerais et un peu tu te retrouverais à admettre qu’ils n’ont pas
nécessairement tort. Tu les étranglerais pour leurs façons, mais ensuite, tu
dois admettre que leur force est toute là dedans. Dans le fait de se sentir
meilleurs que tout le monde et de se sentir ceux qui n’ont peur de personne.
C’est difficile pour quelqu’un
comme moi, d’arriver à l’aéroport pratiquement en fuite, me réjouissant à
l’avance le monde normal que j’embrasserai dans même pas une heure, de
supporter avec rage les dernières brimades cubaines avant d’entrer dans l’avion
(un billet de dix dollars absorbant dont tu t’en mets huit dans la poche, toi
le négociant cubain qui abuse de mon statut d’étrangère en difficulté?) et
puis, au moment exact où la haine te déborde de l’intérieur, voir les portes
d’un avion angolais qui s’ouvrent et les passagers qui commencent à
descendre : en chaises à roulettes, sur des civières, l’un plus éclopé que
l’autre. Des Africains qui viennent se faire soigner à Cuba. Des gens que nous,
en Europe, laissons mourir avec indifférence quand ce n’est pas avec
satisfaction, et qu’au contraire la pauvrissime Cuba accueille et soigne. Et
toi, tu fais quoi ? Tu regardes, tu te rends compte, et après, qu’est-ce
que t’en fais de ta haine ? Tu te rends compte que tu es une étrangère
gâtée ou pire, que tu n’est vraiment personne. Que l’Histoire, par ici, c’est
pas toi, elle ne passe pas par l’Europe. Toi, tu es le spectateur payant, si ça
te va, et sinon, de l’air, dégage ! C’est autre chose que Cuba met au point
chez toi.
L’Europe, en effet, est très,
très loin. Et cela fait bizarre d’entendre les Européens parler de Cuba et dire
toujours, avec ponctualité, tout le contraire de ce que toi tu vois. Du plus
grand au plus petit. Commençons par le premier : « C’est une
dictature, les gens veulent fuir, les homosexuels persécutés, les dissidents ». En
réalité, l’image de la dictature cubaine qu’on a à l’étranger est celle du
début des années ’70, ce qu’on a appelé le « quinquenio gris », (les
cinq années grises), que même l’orthodoxie politique de la Cuba d’aujourd’hui
définit comme « l’intention d’implanter comme doctrine officielle le
Réalisme socialiste dans sa version la plus hostile ». La définition
est tirée de EcuRed (la Wikipedia cubaine, pour être clairs), mais j’ai
moi-même entendu critiquer, voire ridiculiser cette époque dans les salles de
cours de l’Université de la Havane. Il y a trente-cinq ans de cela, les
mecs ! Cuba n’est pas cette chose-là. Les Cubains font ce qu’ils veulent.
Et même les étrangers.
Ma logeuse me disait : « Il
y a trois choses qu’on ne peut pas faire, à Cuba : la drogue, exploiter
les enfants, et, si tu es étranger, faire de la vraie propagande
anti-gouvernementale. Pour le reste, si tu veux te promener tout nu dans la rue
la tête en bas, personne ne te dira rien ». Les dissidents ? Ceux
qui sont liés à l’Église auront une dignité, je suppose, mais je pense que tout
le monde sait que les diverses Dames en Blanc, et je ne parle même pas de la
Sanchez, se font payer pour chaque manifestation qu’elles font (la grève
qu’elles menèrent parce qu’insuffisamment payées est célèbre). Je n’ai connu
personne, littéralement personne, qui en ait parlé avec un minimum de respect.
C’est des gens payés, point final. Ensuite, oui, les gens parlent de politique,
imaginent le futur, expriment des idées. Il y en a qui aiment (aimaient,
omonyeu…) Fidel et d’autres qui le détestent/aient. Et ceux, la plus grande
part, qui ont des sentiments ambigus, entre l’admiration et la rancoeur. Ceux
qui changent d’idée à chaque seconde.
Parce que, au fond, les Cuabins sont orgueilleux de leurs conquêtes. Ils sont
orgueilleux de ce qu’ils ont combiné. Et ils font barrage, ils sont unis, ce
sont des insulaires. Voilà, ce sont des insulaires. On ne peut pas comprendre
Cuba si on ne se met pas cela en tête : que ce sont des insulaires, et que
pour eux le monde, c’est Cuba et que tout le reste, ça y est seulement si cela
sert, sinon, on s’en fiche, il peut couler au fond. Ils veulent
s’échapper ? En réalité, ils veulent voyager. Parce que ce sont des
insulaires, justement. Il y a une telle part du monde qu’ils n’ont jamais vu.
Et puis, évidemment, ils veulent des sous. Ils veulent acheter des choses. Ils
veulent gagner de l’argent, comme il est humain. Mais ensuite, ils veulent revenir.
Les Cubains meurent de nostalgie, loins de chez eux, de la famille, de leur
monde, de leur riz et haricots. Ils sont unis par la misère, les cubains. Et
ils se sentent menacés, en plus. Les USA en savent quelque chose, qui avaient
durci leur embargo au moment exact où avaient cessé les aides de l’URSS et
avaient, littéralement, affamé Cuba. Ils espéraient une révolte, les USA. Ils
se sont retrouvés avec un peuple qui s’est retroussé les manches pour la
ennième fois et qui s’en est tiré debout, comme toujours. S’inventant ainsi le
pâté de soja, une bouillie répugnante distribuée à la population come « protéines
pour le peuple ». Parce qu’ils ont l’esprit pratique : le corps a
besoin de protéines, de vitamines, d’hydrates de carbone ? D’une manière
ou d’une autre, on les ingurgite. Et dans les parcs, il y a des équipements
pour faire de la gymnastique, comme dans une salle. Et s’il n’y a pas de
médicaments, on a recours aux plantes, à la médecine naturelle. Ils s’en
sortent toujours. Et ils se permettent même le luxe d’exporter leurs médecins
au Vénézuela, comme d’autres exporteraient, que sais-je, du cuivre, en échange
de pétrole vénézuélien. C’est cela qu’ont fait les Cubains : ils ont
exporté des médecins en échange de pétrole. Parce que c’est cela qu’ils
font : ce peuple formidable, même si absolument odieux ! On dirait de
la rhétorique, je sais. Mais c’est vrai. C’est incroyable, mais vrai. Comment,
ensuite, ces médecins, ces professionnels cubains réussissent à rester bons
malgré les restrictions en tout genre (essaie, toit, de faire de la recherche
dans un pays avec Internet à pédales), moi je ne le sais pas et je ne l’ai pas
compris. Mais eux, ils y arrivent.
Les homosexuels, ensuite :
à Cuba, on célèbre la Gay Pride, c’est dire. C’est fini, les années ‘70 :
« Fresa y chocolate » a été tourné avec subventions de l’État, c’est
pas une blague. Mais surtout, je me rappelle une campagne d’information de
l’État, des affiches exposées dans les pharmacies qui m’avaient beaucoup
frappées. C’était un truc sur la prévention du SIDA et il y avait la photo de
deux gays qui s’embrassaient. Mais, à la différence de l’Europe, où les deux
gays auraient été jeunes et super beaux, dans la photo cubaine, il y avait deux
messieurs d’un certain âge, plutôt moches, normaux. Deux citoyens communs,
comme on pourrait les croiser sur le palier. Ni jeunes, ni beaux, ni maigres,
rien. Deux messieurs qui s’embrassaient et une tranquille invitation à l’amour
qui n’exclut pas la prévention. Sobre. Respectueuse. Belle. Cela m’a paru un
exemple à suivre. Du reste, Cuba est très peu conventionnelle. Elle n’a même
pas la publicité, ne fut-ce que cela. Juste des campagnes d’information et des
grosses affiches de mots d’ordres un peu partout. Et le bon aspect de n’avoir
que peu de choses à acheter, personne ne cherche à te convaincre de le faire.
Tout autant bizarres me
paraissent les discours des étrangers qui célèbrent les Cubains comme un peuple
d’heureux danseurs toujours de bonne humeur et sympathiques, beuh, sympathiques
comment ? De bonne humeur ? Moi des gens bêtes comme leurs pieds
comme à la Havane, j’en ai rarement vus, dans ma vie. Quand il est clair que
t’as pas envie de baiser avec eux, que tu ne veux pas leur offrir à boire,
qu’ils t’arracheront pas un centime, tu deviens transparente, mais autour de
toi se déroule la réalité : des gens surmenés, plus qu’énervés, arrogants
ou, simplement, avec leurs propres soucis à quoi penser, comme il est juste et
normal qu’il soit. Non, ils ne sont pas bavards : tu peux passer une heure
dans un taxi collectif bondé sans que personne n’adresse la parole à personne.
Tu peux aller mille fois au même bar sans échanger un mot avec le barman. Faire
l’objet d’une gentillesse gratis est rarissime ; recevoir un sourire
désintéressé encore plus. Si tu es en difficulté, tu attires les requins. Et
plus jeune il est, plus le Cubain est désagréable. Voilà, ça c’est une chose
importante, la différence entre les vieux et les jeunes, à Cuba. Avec la crise
des années ‘90, le système scolaire cubain s’est retrouvé sur les rotules,
comme bien d’autres choses. Avec le gros des maîtres exportés de par le monde,
ils se sont retrouvés à faire donner les leçons aux petits par les plus grands,
pour dire, et à une décadence générale de l’institution. Pour cela et d’autres
motifs, on perçoit un fossé culturel important entre les Cubains d’une certaine
génération et les plus jeunes. Les jeunes ne valent pas leurs parents. Ce qui
sera un problème, en perspective. Ensuite, c’est vrai, les gens en dehors de la
Havane (ou de Varadero, omonyeu!) valent mieux. Bien mieux. Mais les Cubains
sont, je disais, des insulaires. Têtus, orgueilleux, ce que tu voudras, mais
pas amicaux. Mais pas du tout, vraiment ! S’ils se montrent amicaux, au
contraire, il vaut mieux faire attention. Ils auront leurs propres motifs, et
c’en seront qui ne te conviennent pas. J’exagère ? Si, un peu. Synthétiser
crée des stéréotypes, c’est évident. Mais voilà, stéréotype pour stéréotype,
celui du type désagréable me semble plus juste que celui du joyeux danseur.
Etant clair toutefois qu’ils dansent super bien, évidemment.
Mais on en revient toujours
là : si d’une part je les détestais – à un certain point, je les détestais
vraiment tous, sans exception – à un autre, je me suis rapidement rendu compte
que, dans tout le reste de l’Amérique latine, je pouvais exciper de mon statut
de résidente à Cuba comme un honorifique, une chose qui me distinguait de façon
positive de la masse européenne. Surtout au Nicaragua. Au Nicaragua, quand ils
se rendent compte que tu habites à Cuba, ils deviennent carrément émotifs. A
peine s’ils ne t’embrassent pas. Parce que, d’une manière ou d’une autre, ils
doivent tous quelque chose aux Cubains. « J’ai pu me diplômer à Cuba,
gratis ! » « Mon père a été sauvé par un médecin cubain ! »
Une foule. Le Nicaragua déborde de gens qui, jeunes, ont été pris en main
et défrayés pour étudier à Cuba, qui ont eu le gîte et le couvert gratis
pendant des années, qui ont avec l’île une dette à vie. Et si toi, tu habites à
Cuba, on dirait qu’ils l’ont même envers toi, la dette. Ils te traitent bien.
Ils te respectent. Les Cubains sont respectés, en Amérique latine. Ils se le
sont mérité. Et à la fin, c’est ça : tu les respectes. Je les respecte. Je
ne les aime pas, mais je les respecte. Et quand tu as fait le tour de toute
l’Amérique centrale, et que tu n’en peux plus de voir des gamins couverts de
haillons, des enfants qui, au Chiapas, vont travailler dans des chaussures plus
grandes qu’eux, des enfants qui entourent le Ticabus à chaque étape de la Panaméricaine
armés de guenilles et se mettent à le nettoyer en échange d’une aumône, tu
finis que tu ne vois plus l’heure d’y retourner, à Cuba, et de voir enfin des
gamins normaux (la normalité est un concept très mobile), à l’uniforme lavé et
repassé, bien peignés avec la raie sur le côté ou les tresses et qui vont,
tous, À L’ÉCOLE. Ou jouer. Et qui ne travaillent pas. Jamais. Tu atterris à
nouveau à Cuba et tu débordes de respect. Tu le dis au taxi qui te ramène à la
Havane et lui, il est content, il en rajoute : « C’est vrai, nous
nous plaignons, et nous oublions le bon côté, mais c’est bien vrai. Même pour
nos handicapés, il n’y a pas de comparaison. Et que dire de la délinquance, du
trafic de drogue ? Nous avons de la chance, nous ». Oui, ils ont
de la chance. Parce que c’est une question de perspective : si tu nais
pauvre, malade, infortuné, il vaut mieux le faire à Cuba. Bien mieux, bien
mieux. En dehors de là, tu meurs et tu meurs mal. Un pauvre ne veut pas être
guatémaltèque, haïtien, dominicain. Il veut être cubain, croyez moi.
Que peut-on dire de Fidel, le
jour de sa mort ? Ceci, probablement : qu’il a donné un sens au
fugace concept de « cubanité ». Concept que les Cubains poursuivaient
depuis un siècle, avant qu’il n’arrivât. Qu’il a pris un peuple qui luttait
pour son indépendance depuis un siècle – avant contre les Espagnols, et tout de
suite après, comme une grotesque mauvaise blague, contre les USA qui se sont
empressés d’en prendre la place – et en a fait, pour la première fois de son
histoire, un pays indépendant. Parlons un peu de cela, de ce qu’est la
« cubanité ». Les Cubains sont fils de deux peuples déracinés,
espagnols et africains, tombés sur une île d’où les indigènes avaient disparu
presque tout de suite et presque sans laisser de traces. Ils sont le résultat
de la rencontre/affrontement et ensuite du mélange d’européens venus faire des
sous et d’africains traînés là en tant qu’esclaves. Ils seraient un ramassis
d’histoires et de cultures diverses, de racines déracinées, de blancs et de
noirs, d’esclavagistes et d’esclaves, de violeurs et de violés, si toutes ces
histoires et ces cultures ne s’étaient mélangées, si tout le monde n’avait pas
couché avec tout le monde, si l’immense métissage qui en est dérivé ne s’était
pas uni, à un moment donné, au nom de la lutte pour l’indépendance. Cuba est
jeune. Un de ses grands intellectuels, Fernando Ortiz, disait : « Tout
ce qui s’est produit en Europe au cours de millénaires, est arrivé à Cuba au
cours de quatre siècles ». Cuba n’a pas d’histoire qui ne soit d’à
peine hier, elle n’a pas de spiritualité comme l’entendent les vieux peuples,
elle n’a pas de religion qui ne soit un minestrone de rites mélangés, elle n’a
pas une couleur, une face, une indentité qui ne soit celle d’être cubains, en fait.
Quoi que ce soit que cela puisse signifier. Et ajoutait Ortiz :
« La cubanité ne vient pas de la naissance, dans un pays comme le nôtre,
ni de la résidence, de la couleur, ni d’aucune donnée objective. La cubanité,
c’est la volonté d’être cubain qui te la donne ». Est cubain qui a
voulu construire Cuba. Et Cuba, donc, a commencé à naître en 1868, quand blancs
et noirs réunis se sont mis à lutter contre l’Espagne. Ensemble, et cela est
important. C’est là le partage des eaux. Et ils ont combattu pendant 30 ans,
jusqu’en 1898. Quand les USA sont arrivés, qui étaient jusque là restés à
regarder en supportant l’Espagne, et qu’ils ont volé la victoire aux Cubains.
Les Cubains, donc, au lieu d’une victoire, se sont retrouvés face à un passage
du relais. Au lieu de leur constitution, ils se sont retrouvés avec
l’Amendement Platt et un nouveau patron à qui obéir.
Mais les Cubains sont têtus,
comme je disais. Pendant les cinquante années qui ont suivi, ils se sont cassé
la tête à étudier, à protester, à guerroyer – la révolution manquée de 1930 –
et encore et encore, entre deux dictatures et mille gouvernements fantoches,
pendant que leur économie dépendait des USA, pendant que même le racisme se
mettait à la suite de celui des USA, implantant l’apartheid que les Espagnols
n’avaient jamais connu, pendant que sur l’île se répandait le gangstérisme et
la corruption et que les prisons étaient pleines – à l’époque, certainement pas
aujourd’hui ! – d’opposants politiques. Et puis est arrivé Fidel, dont
l’histoire est tellement folle qu’on dirait de fiction, si elle n’était au
contraire bien réelle et documentée. On cite souvent « L’Histoire
m’absoudra », le plus souvent, je crois, sans l’avoir lu. C’est
l’auto-plaidoyer avec lequel, bien avant la Révolution, il avait expliqué aux
juges qui allaient le condamner les raisons de l’assaut à la caserne Moncada,
mené par lui, son petit frère Raoul, et un manipule d’étudiants, d’étudiantes,
de différents jeunes, très mal terminé. C’est la photographie de la Cuba sous
Batista et les USA. C’est une déclaration d’intentions – ou, à l’époque, de
rêves – et c’est, surtout, l’autoportrait d’un géant. C’est très difficile de
le lire, en sachant que cet homme était sur le point d’aller en prison, sans
ressentir un immense respect. Ensuite vinrent la sortie de prison, l’exil au
Mexique, l’acquisition d’une barque (le Granma) avec laquelle partir, en la
chargeant jusqu’à l’invraisemblable, à l’assaut de Cuba, le débarquement (dont
le Che déclara : « Ce fut, plus qu’autre chose, un naufrage »),
la police de Batista qui extermine les naufragés, Fidel qui, à la fin, se
retrouve avec – bof, j’y vais de mémoire – moins de vingt survivants et qui
dit : « Nous avons réussi, nous vaincrons, c’est sûr ! »
Et qui gagne. Sérieux. Et, pour la première fois de son histoire, Cuba
devient un état souverain. C’est ça le point.
Et puis, il gagne encore, et
encore. Contre les USA. En se foutant toujours, de façon incessante, de leur
gueule. Les Américains projettent de la propagande anticastriste sur leur ambassade
de la Havane ? Castro fait entourer le bâtiment de drapeaux plus grands,
un pour chaque état de l’ONU qui s’est déclaré contraire aux sanctions, et
ainsi l’empaquette en le rendant pratiquement invisible. Les USA envoient des
navires au large de Mariel pour prendre les dissidents en fuite et les montrer
au monde ? Fidel fait vider toutes les prisons et les asiles de Cuba et
envoie tous leurs pensionnaires chez eux, remplissant les USA de fous et de
délinquants de droit commun cubains. La liste est infinie, l’aventure humaine
de Fidel elle aussi. Le rapport entre les USA et Cuba, à la fin, est étrange.
Mais fortement étrange.
Les USA et Cuba s’aiment et se
haïssent, on dirait des parents en litige. Les premiers ont toujours voulu
mettre la main sur les seconds, d’abord en tentant d’acheter Cuba à l’Espagne,
ensuite en la prenant de force. Les seconds ont toujours souffert de l’ombre
encombrante et des visées de requin des premiers, et ont fait tout ce qu’un
peuple peut humainement faire pour se faire traiter d’égal à égal. Cuba n’a pas
voulu connaître la fin de Porto Rico, c’est tout. Elle n’a pas voulu être une
colonie. Mais à la fin, son histoire récente a été de toute façon pesamment
conditionnée par les USA. Auraient-ils appelé l’URSS à l’aide, en virant ainsi
fortement vers les positions soviétiques, s’ils n’avaient pas dû se défendre
des USA ? Auraient-il eu besoin d’un parti unique pendant 50 ans s’il
n’avait pas fallu rester si soudés devant un ennemi aussi puissant ? Et
comment serait-elle aujourd’hui, Cuba, si elle ne sortait pas de 60 années
d’embargo ? Si elle a réussi à nourrir, à soigner et à instruire tous ses
citoyens, NONOBSTANT l’embargo, qu’aurait-elle fait sans la limitation,
l’appauvrissement, auquels elle a été condamnée ? Vous le savez, vous ?
Moi, non, franchement. Ce que je sais, c’est que l’embargo les a soudés encore
plus. Et, les connaissant, c’était pas difficile à comprendre
Mais j’ai vu un paquet de
citoyens américains, à Cuba, et cela bien avant qu’Obama leur ouvre le pays.
Avec le chapeau à la main et remplis d’admiration, je les ai vus. Qui arrivent
pour des cours à l’Université, ou seuls, en passant par le Mexique pour ne pas
se faire découvrir par les autorités de leur pays. Parce que les Américains ne
pouvaient pas aller à Cuba par ordre des USA eux-mêmes, mais l’État cubain les
a toujours laissé entrer, en faisant pour le visa ce qu’Israël a toujours fait
pour qui ne veut pas voir apparaître leur timbre sur le passeport : ils te
le mettaient sur une feuille à part. Et j’ai vu un paquet de cubains qui
voulaient y aller aux USA, pour se faire des sous, voir l’abondance, visiter la
parenté. Ils sont si proches, à vol d’oiseau, que cela paraît incroyable.
Moi, à la fin – et je conclurai
cette longue réflexion qui m’était bien nécessaire, aujourd’hui – de Cuba j’ai
compris ceci : qu’il faut la respecter, sinon tu te prends des coups de
pieds au cul. Tu en tires le pire, des Cubains, si tu les prends à
rebrousse-poil. Et que cet infini orgueil, têtu, dur-à-cuire, fait partie du ressenti
de l’île, mais Fidel a su le souder, lui donner un élan et une direction. Lui,
il a pris un peuple contraint à passer d’un drapeau à l’autre et il en a fait
quelque chose de différent : un peuple vainqueur, celui qui s’est gagné
son indépendance, et l’a défendue, celui qui a obtenu les uniques et grandes
conquêtes sociales de l’Amérique latine,
celui qui s’est le plus rangé contre le racisme, celui qui a fait rêver la
moitié de la planète, celui dont on ne comprend pas comment il a pu faire, mais
qui, d’une manière ou d’une autre, y est arrivé. Il a pris une colonie et en a
fait un Etat. Très, très fier de lui. A-t-il commis des erreurs ?
Evidemment. Aurait-il pu faire mieux ? Oui. Les Cubains ont-ils
souffert ? Oui, mais l’alternative était d’être Porto Rico ou pire. Et ils
avaient combattu trop et trop longtemps, pour pouvoir accepter d’être Porto
Rico. Ce sont des gens fiers, qu’est-ce que tu veux leur dire ?
Cela peut paraître paradoxal,
mais je ne pensais pas que Fidel pourrait mourir. Je pensais qu’il m’aurait
enterrée, même moi. Cela me fait un drôle d’effet, cette mort, et étant une
femme du XX° siècle, je pense que, cette fois, il ne nous reste vraiment plus
aucun géant. Maintenant : les Cubains d’aujourd’hui, les jeunes Cubains
d’aujourd’hui, seront-ils à la hauteur de l’incroyable histoire que leur laisse
Fidel ? Je pense qu’il avait cherché, y réussissant souvent, même, de
tirer le meilleur de son propre peuple. De lui donner une discipline, un
sérieux, une éducation, une culture. De faire d’un peuple des Caraïbes le
peuple sérieux par excellence de toute la région. Opération pas
particulièrement facile, cela va sans dire.
Il laisse un peuple pauvre,
mais gâté, nonobstant la cure de cheval des années ‘90. Qui ne paye pas de
charges, qui a la survivance assurée, qui s’y croit, bordel ! Et qui est
humainement et culturellement en déclin depuis un moment. Où les différences
raciales, depuis les années ‘90, se sont accentuées. Depuis que les entrées de
l’étranger sont devenues vitales, et observons que la majorité des Cubains
émigrés sont blancs et qu’ils envoient, par conséquent, de l’argent aux
familles blanches, ce qui met ces dernières et seulement ces dernières en
condition de démarrer une petite entreprise. Un peuple qui a plus d’attentes que
d’envie de travailler, et à qui le tourisme – surtout le tourisme italien, et
que cela soit dit à notre déshonneur – a fait beaucoup de mal.
Je ne sais pas ce qui en sera
de Cuba, si ses « défauts » l’aideront encore cette fois-ci ou si,
sans le charisme de son Père de la Patrie, elle deviendra le petit pays
quelconque que tant d’autres rêvent de
devenir. Je crains la génération née pendant les années ‘90. Si Cuba va au
pilon, ce sera à cause d’eux. Mais si cela devait advenir, ce serait une grande
perte pour le monde entier. Ce sont des connards, ils ne pensent qu’à eux, ils
te vendraient à l’abattoir si seulement ils le pouvaient – et ils le font à
peine ils le peuvent – et pourtant, malgré leur « coolitude », ils
ont tant donné. Pour une Italienne qui ne peut pas les encaisser, il y a cent
citoyens du Tiers Monde qui leur doivent quelque chose. Depuis soixante ans,
ils rendent la planète plus variée et plus vraie.
Je pense qu’ils se sentent
assez mal, aujourd’hui, les Cubains. Et qu’ils ont bien raison.
On en envierait un peu le Père
éternel, s’il existe, qui peut enfin le voir là, ce fameux Fidel, et finalement
tailler une ou deux bavettes avec lui. Il ne la pas peu attendu, décidément. Et
j’aime à imaginer qu’entre les deux, le plus curieux serait le Père éternel.