Pour cette deuxième chronique consacrée au regard sociologique des
écrivains, je propose de nous déporter –sans vilain jeu de mots– en Russie,
dans la Russie prérévolutionnaire de la fin du XIXème siècle, la Russie de
Tcheckov, de Dostoëvski, de Gogol et de Gorki, mais avant tout la Russie du
grand Tolstoï…Tolstoï, l’auteur du roman-monde Guerre et Paix et d’Anna
Karénine, Tolstoï qui a donné ses terres à ses serfs en 1856, cinq ans
avant l’abolition du servage, Tolstoï le pacifiste et l’internationaliste
convaincu, Tolstoï enfin le mystique et l’anarchiste convaincu, ardent d’une
foi chrétienne qu’il voudrait sans entrave dogmatique et cléricale…
Nous sommes en 1899, et Tolstoï publie son dernier roman : Résurrection,
une enquête sociologique et mystique sur l’univers carcéral russe, qui balaye
aussi bien les prisons de Nijni-Novgorod que les bagnes de Sibérie,
l’administration pénitentiaire et les tribunaux tsaristes. L’effort de
documentation de Tolstoï sur le fonctionnement du monde carcéral russe est
remarquable, à la mesure des fameuses 1000 pages du dossier de Zola pour Germinal,
et l’on pourrait très bien lire Résurrection comme une sorte de rapport
sur l’état des prisons russes au tournant du XIXème siècle. Pourtant, c’est sa le
rôle de la foi dans son roman qui va nous intéresser ici. Pourquoi ce choix, a
priori si lointain du regard sociologique que nous nous proposons de
déceler chez les écrivains. Eh bien parce que la foi chrétienne dans Résurrection,
avant d’être in fine considérée comme une solution, sous la forme pure
d’un retour aux Evangiles, à l’absurdité de la misère des prisons russes, est
avant tout un problème. C’est d’abord la fausse foi, la morale orthodoxe
bien-pensante, que Tolstoï entend dénoncer, car il voit en elle le support
idéologique des atrocités refoulées par la société dans ses prisons. En termes
marxistes, la superstructure d’une foi décadente supporte selon Tolstoï l’infrastructure
pourrissante des prisons.
La fausse foi
Le prêtre accomplissait son ministère, la conscience tranquille, parce qu'on lui avait appris dès l'enfance que c'était là la vraie foi, en laquelle avaient cru tous les saints antiques et que croyaient encore les supérieurs, clergé aussi bien que laïcs. Ce n'est pas qu'il crût que le pain se fût changé au corps du Seigneur, ou qu'il fût profitable de proférer un tas de mots, mais il croyait à ce à quoi l'on peut croire : et le principal c'était que depuis 18 ans qu'il exerçait son ministère, il gagnait largement sa vie et celle de sa famille, et que son casuel lui permettait d'entretenir ses enfants au collège.. C'était aussi ce en quoi croyait le diacre, et encore davantage, car il avait depuis longtemps oublié l'existence de tous les dogmes. Il ne savait qu'une chose, c'était le tarif des divers services. Et il donnait la voix dans ses invocations avec la même conviction avec laquelle d'autres vendaient du bois ou des pommes de terre. Quant à l'inspecteur et aux gardiens de la prison qui n'avaient jamais connu ni pénétré le sens des dogmes de cette religion, pas plus que la signification des cérémonies du culte, ils étaient persuadés qu'il est absolument nécessaire de croire en cette religion qui justifiait leur cruelle profession.. Sans elle, non seulement leur tâche eût été difficile, il deviendrait probablement impossible, sans remords, d'employer toutes ses forces à martyriser son prochain comme ils le faisaient. L'inspecteur était un si brave homme qu'il n'aurait pu mener cette vie, s'il n'avait trouvé appui dans cette foi. Et c'est pourquoi il donnait tant de signes de piété et de dévotion (... ) "
Pages 166 – 167, TOME I - XL –
Ce qu’il y a de remarquable ici, c’est que cette dénonciation de la foi comme idéologie, comme d’un gant pour la conscience permettant à l’homme de commettre des crimes sans s’en sentir coupable, cette dénonciation qui vaudra à Tolstoï l’excommunication de l’Eglise orthodoxe après la parution du roman, ne l’empêche pas de proposer comme principal remède à l’enfer des prisons la source même de cette foi dont il dénonce le dévoiement par l’institution religieuse. Ici, la foi n’est plus l’objet dont la plume acérée de l’écrivain dissèque les mécanismes psycho-sociaux, elle est sujet de son engagement pour une société fraternelle et juste. Certes Tolstoï ne fait plus alors figure de sociologue, mais la sociologie contenue dans l’objectivité de ses constats et l’impartialité de ses analyses vient finalement renforcer ses solutions…c’est ainsi que la résurrection du personnage principal à travers la redécouverte des evangiles ne survient qu’à la toute fin du roman, comme une prescription spirituelle obligée après un diagnostic sociologique rigoureux…
La vraie foi
Et le même phénomène se produisit chez Nekhludov qui se produit souvent chez les personnes accoutumées à la vie spirituelle. Une pensée, qui d'abord leur a paru étrange, paradoxale, fantaisiste, soudain s'éclaire à leurs yeux des résultats de toute une expérience jusque-là inconsciente, et devient aussitôt pour elles une simple, claire, évidente vérité. Ainsi s'éclaira soudain, aux yeux de Nekhludov, la pensée que l'unique remède possible au mal dont souffraient les hommes consistait en ce que les hommes se reconnussent toujours comme ayant une dette envers Dieu, et, par suite, comme n'ayant nul droit de juger ni de punir les autres hommes. Il comprit soudain que l'effroyable mal dont il avait été témoin dans les prisons et les convois, et que la tranquille assurance de ceux qui produisaient ce mal ou qui le toléraient, que tout cela provenait uniquement d'une cause très simple. Tout cela provenait de ce que les hommes avaient entrepris une chose impossible ; étant mauvais eux-mêmes, ils avaient entrepris de corriger le mal. Des hommes vicieux prétendaient corriger des hommes vicieux. Or, étant vicieux, ils ne pouvaient que propager le vice, au lieu de le corriger ; étant corrompus, ils répandaient autour d'eux leur propre corruption. La réponse que Nekhludov cherchait avec angoisse sans pouvoir la trouver, c'était la même réponse qu'avait faite Jésus à Pierre : la réponse était qu'on devait pardonner toujours, non pas sept fois, mais septante fois sept fois.
29ème et dernier chapitre.
Mais aujourd’hui qu’en est-il de l’état du système carcéral russe. Tolstoï n’est plus et il n’est pas sûr que la littérature russe contemporaine lui ait trouvé un successeur. Nous nous en remettons donc à l’effrayant documentaire « Les prisons russes », de Marie Lorand, diffusé en novembre dernier sur France Télévisions.
http://www.dailymotion.com/video/xqy9dr_inside-dans-les-prisons-russes_webcam
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