Depuis la révolution tunisienne, qui a causé l’effondrement de la caste Ben Ali, jusqu’au soulèvement du peuple égyptien qui a eu raison de la ténacité d’un dictateur cousu d’or, un souffle de rage politique d’une portée et d’une ténacité exceptionnelle parcourt le monde arabe.
Alors, bien sûr, certains analystes très respectables nous disent :
« Parler de révolution pour la Tunisie et l’Egypte est encore prématuré! Pour l’instant, l’Ancien Régime est certes renversé, mais le Nouveau n’est pas encore érigé ! Ce n’est qu’après la conversion en institutions stables et démocratiques du mouvement social que nous pourrons savoir si Oui ou Non il y a eu révolution.»
Soit… il est encore trop tôt pour savoir si les renversements respectifs des clans Ben Ali et Mubarak se poursuivront par la destruction des oligarchies militaro-financières qui gouvernent ces pays, et par l’élaboration de véritables institutions redistributives et démocratiques !
Mais que cette prudence ne nous fasse pas ignorer le caractère exceptionnel du soulèvement des peuples tunisien, égyptien, yéménite, bahreïnien et libyen.
Exceptionnel d’abord au regard de l’histoire récente. Si le 11 septembre 2001 a tristement inauguré la première décennie du XXIème siècle, le 14 janvier 2011 – date de la chute du despote de Carthage– symbolise l’entrée dans une ère nouvelle où l’Islamisme cesse d’être la métonymie systématique à laquelle on réduit le Monde Arabe.
Exceptionnel ensuite par sa fulgurance, dans le temps, et son ampleur dans l’espace. De l’immolation de Mohammed Bouazizi à Sidi Bouzid le 17 décembre jusqu’au départ de Ben Ali le 14 janvier, moins d’un mois s’est écoulé ! De cette fuite honteuse vers l’Arabie Saoudite à celle du 11 février d’un frère en tyrannie mandarinant au pays des pharaons depuis 3 décennies : moins d’un mois également ! Ensuite, c’est un véritable feu de poudre qui embrase le Monde Arabe : le Yémen, Bahreïn et la Libye suivent immédiatement ! Des manifestations ont lieu en Algérie, au Maroc, en Syrie, et continuent à l’heure qu’il est de s’étendre…
Une fois, donc, que l’on a pris acte du caractère exceptionnel des évènements tout en ayant reconnu ne pas être en mesure de statuer sur l’"authenticité révolutionnaire" de ces mouvements insurrectionnels, rien ne nous empêche de tenter d’expliquer les ressorts de l’émergence et de la diffusion de revendications, de mots d’ordre et de pratiques politiques inexistantes en temps normal. C’est ce que nous nous proposons de faire en jouant d’une métaphore avec les différents états de la matière…
La matière existe sur notre planète sous la forme de trois états: solide, liquide et gazeux. Dans ces trois états, qui correspondent aux formes d’existence d’une structure moléculaire dans différentes conditions de température et de pression, les atomes sont les constituants élémentaires de la matière, et c’est par la mise en commun d’électrons avec d’autres atomes qu’ils créent l’infini diversité des structures dont nous sommes faits et parmi lesquelles nous vivons. Lorsque la température du milieu augmente de manière drastique, les atomes peuvent se défaire, c’est-à-dire que les liens qui unissent les électrons au noyau atomique peuvent se briser : on obtient alors un plasma ! C’est dans cet état que se trouve la matière du cœur des étoiles et aussi, quoique dans une moindre mesure, le mélange de gaz de nos écrans plats.
Dans ce nouvel état, la matière a des propriétés totalement nouvelles, car ses structures élémentaires ne sont plus les atomes mais leurs constituants même. Les noyaux et les électrons baignent ainsi dans un milieu rendu extrêmement conducteur par la libération des électrons, lesquels réagissent désormais collectivement aux contraintes extérieures. Le plasma est donc un milieu à la fois très conducteur et à comportement collectif.
C’est cette dernière propriété qui nous intéresse lorsqu’on tâche de comprendre comment une société entre en révolution. En effet, pour qu’elle y parvienne, quelles que soient les circonstances, elle aura besoin de « conduire » l’information efficacement et s’appuiera sur des « comportements collectifs » de masse à même de créer un rapport de forces avec les autorités en place ! Pour entrer en révolution, une société doit se transformer en plasma social.
Mais dans une société à l’état normal –entendez : pas en période révolutionnaire– faite d’individus, ce n’est pas l’atome qui constitue la structure élémentaire du social et ce n’est pas la température, n’en déplaise à Montesquieu, qui agit sur cette matière sociale en la faisant changer d’état. En fait, il n’y a pas une mais plusieurs structures élémentaires sur laquelle une société repose. Parmi celles-ci, citons au moins la famille et l’entreprise, qui pour des milliards d’êtres humains sont les principaux processus situés structurant leur quotidien. Les forces macroscopiques qui agissent sur la société sont bien connues : chômage, autoritarisme politique, asphyxie médiatique, etc…
Ainsi, lorsque l’action cumulée de ces forces exercent sur la société une pression importante et que dans le même temps, la société est dotée d’instruments de communication efficaces (la Tunisie est le pays d’Afrique le plus connecté à Internet et ses jeunes sont issus de cette même « génération parabole » que leurs voisins algériens nés dans les années 80), les conditions sont réunies pour que les structures normales, ordinaires, de la vie sociale explosent ! N’est-ce pas ce qui s’est produit en Tunisie lorsqu’après l’immolation de Mohammed Bouazizi d’autres actes désespérés ont suivi, puis des grèves générales, puis des manifestations permanentes, puis des sit-in transformant l’espace urbain en tribune politique à ciel ouvert en même temps qu’en champ de bataille avec la police….le caractère crucial de la transmission de l’information n’est-il pas, quant à lui, révélé par les fermetures, plus ou moins totales et prolongées, de l’accès à Internet qu’ont ordonnées Moubarak et Kadhafi, aussi bien que par les brouillages de programmes télévisés de la chaîne panarabe Al Jazira, principal relai des vidéos amateurs tournées par les manifestants ?
C’est le moment où les entreprises et les foyers se vident et où la rue déborde. C’est le moment où les citoyens cessent d’être les rouages des institutions ordinaires pour exister dans cet état paradoxal où l’individu particulier prend vie dans une foule anonyme. Le langage courant parle bien d’électrons libres pour ces personnes sur lesquelles les normes ont peu d’emprise ! Dans l’état plasma, les individus qui dans leur quotidien étaient des travailleurs, des consommateurs, des usagers et des parents, tous engagés dans les rôles propres à toutes ces scènes de la vie sociale, sont en liberté dans l’espace public, hors de toute norme et prêts à les redéfinir.