mardi 23 février 2016

La racine et le réseau



La vie a choisi de ne plus rien attendre. Elle ne s’écoule plus, comme on disait jadis, mais dévale à toute blinde la pente des années. Circule plein gaz dans les flux intrépides et vide tous ses stocks dans une rage de débit.

Le réseau, voilà la forme qu’a pris la vie !

Fatiguée de racines et de profondeurs, elle rhizome à toutes les surfaces, armant les sols de ses tiges innombrables où coule le sang du monde. 

C’est le pipeline arbre-de-vie, souches à l’air, défroqué, couchant à l’horizontale son tronc gorgé de sève combustible, jouissant de libérer si vite ce nectar carbonifère où s’enivrent esprits et machines depuis deux siècles.

C’est le câble de fibre optique, qui en sa gaine enferme le cœur vibrant de la lumière, une lumière affolée d’obscurité, éreintée par sa course infinie, croulant sous le poids de nos textes, de nos images et de nos sons, et ne terminant sa mission que dans l’océan rectangulaire d’un écran, cathodique ou tactile, mais toujours terminal.

C’est aussi l’aqueduc qui de châteaux en cités fait faire des roues millénaires à ses arches de pierre pour qu’un peu d’eau-de-nuage fasse escale dans nos villes, avant d’aller adoucir, après bien des méandres sur bien des rivières, une mère océane et saline, amère de cette longue séparation.

Ce sont aussi ces routes, coulées d’un bitume strié de blanc, qui déroulent leurs langues râpeuses entre tous les lieux où vont les hommes, afin que le caoutchouc des pneus de voitures coule aussi fluidement à l’horizontale que coule, à la verticale, le latex des plaies de l’hévéa, ce père lointain et oublié des gommes merveilleuses et des miracles pneumatiques.

Ce sont encore ces satellites et ces antennes, virtuoses de l’information, qui n’ont besoin que de quelques électrons et d’un peu d’espace pour faire aller main dans la main l’ici et l’ailleurs, pour faire communier le proche et le lointain.

Le réseau, voilà la forme qu’a pris la vie !

Et sans nous en apercevoir, nous autres humains, sommes aussi façonnés à cette image. Nos corps bien sûr, toujours actifs, et n’acceptant le repos que devant le rectangle impératif de l’écran, ou bien en transit, sur des rails ou des roues, entre deux escales de notre perpétuel voyage…Surtout, ne jamais perdre la vibration du monde car c’est le pouls même de l’homme-réseau.

Et notre pensée, submergée de substrats où poser ses rouages, se fait comparative et calculatoire ; fini de scruter l’incertitude, de sonder à l’infini l’élément isolé de la matière locale ! Les données, partout présentes et partout affluentes, forment l’esprit à résoudre un problème en ne concentrant plus ses lumières en un point, mais en les diffractant en tous lieux afin de saisir à la volée des éclats de significations qui, mis ensemble, pourront faire sens...sans que jamais derrière les ramifications proliférantes du réseau, ne se devine sa structure.

De même en va-t-il pour cette forme d’esprit chargée de faire échapper nos expériences à la péremption, de même en va-t-il pour la mémoire ! Comme un lac assailli de torrents, qui verrait peu à peu ses rives s’effondrer et ses fonds être comblés par le lointain alluvion des montagnes, comme un lac exhorté par le courant d’un dégel incessant à rétrécir son lit, à redevenir rivière, pour ne plus retenir pendant la moindre seconde la moindre goutte d’eau, la mémoire des anciens opère en nous sa métamorphose.

Nos souvenirs ne sont plus des cristaux de passé conservés, intangibles et précieux, dans l’écrin de l’imaginaire ; la mémoire d’aujourd’hui sculpte les souvenirs dans une matière molle et phosphorescente, en nous et hors de nous, incrustée de capteurs tendus vers l’inconnu, tournés vers le futur, en quête d’une circonstance qui, analogue en toutes ses variables, réveillera un jour l’expérience endormie.

Le réseau, voilà la forme qu’a pris la vie !

Et ceux qui la refusent, ceux qui marchent sur la rive au lieu de flotter dans l’écume du torrent, ceux qui déambulent, rêveurs, sur le trottoir, au lieu de rouler dans la fureur de la route, ceux qui n’accordent aux écrans que des regards épars, des clics parcimonieux, au lieu d’abandonner et leurs yeux et leurs doigts, de signer sans condition la reddition des anciens sens pour une télé-vision et un télé-toucher, où seul le lointain se donne à voir, à éprouver ; ceux qui donc se refusent à troquer l’antique ivresse des profondeurs pour le nouveau vertige des surfaces, ceux qui veulent poser leur paume sur la voûte enchantée d’une souris sans offrir à couper l’autre main, pongée dans une terre séculaire ou posée sur la fibre de lin d’une feuille de papier, refusant de dissoudre le lieu dans le lien, ceux-là souffrent dans notre monde en métamorphose.

Mais voilà, la vie a pris la forme du réseau…

Et en même temps que nous faisons nôtres toutes les souffrances des autres, là-bas au loin, par les câbles et les satellites qui nous font leurs contemporains, leurs quasi-témoins oculaires, en même temps toutes les jouissances du monde semblent à portée de clic, de vol ou d’onde, et nos pauvres âmes, et nos pauvres corps, perclus dans leurs routines millénaires de plaisir rare et de sobriété ordinaire tremblent et se distordent dans le courant sidérant des autoroutes de l’information.

Nous sommes-là, fébriles, vibrant passionnément d’un désir radical d’ubiquité, toujours tentés d’être ailleurs en même temps qu’ici, et de nous reproduire non plus seulement dans le temps mais dans l’espace, non plus seulement de père en fils, mais de frère en frère, de nous perpétuer non plus seulement demain mais là-bas.

Quel vertige s’empare alors de nous !

Quelle puissance d’exister semble offrir cette nouvelle vie !

A tâtons,
Dans la nuit qui défile autour de nous,
Toujours plus vite,
La vie,
Que nous portons comme un relais,
Légué par nul ne sait qui
Pour nul ne sait quoi
Vers nul ne sait où,
Sans se défaire encore de nous,
Change en nous de forme,
Mue.
Moins dense mais plus ramifiée
Moins profonde mais plus étendue
Moins dans le temps que dans l’espace,
Moins racine que réseau.