lundi 28 septembre 2015

Petit voyage de l’autre côté de la vie



Et puis d’abord, tout le monde peut en faire autant. Il suffit de fermer les yeux.
C’est de l’autre côté de la vie.

Céline, "Voyage au bout de la nuit".

      - Votre vie vous a-t-elle semblé vide ces derniers mois ?

Il y a des franchises auxquelles on ne s’attend pas ! Cette question, dans le cas d’un survivant à un dramatique accident familial qui occuperait seul le manoir de ses aïeux perdu dans la campagne vosgienne, on comprendrait que ses amis la lui posent, et encore avec des précautions. Mais quand elle provient des experts de la sécurité sociale chargés des formulaires de bilan de santé, c’est plus déroutant.

Dans la salle d’attente de l’IPC de la rue la Pérouse, au cœur du grand XVIe —celui des avenues boisées, des hôtels penta-stellaires et des survivances de domesticité dans les hôtels particuliers—, l’homme à jeun remâche, à défaut d’un met plus consistant, l’étonnante question : « votre vie vous a-t-elle semblé vide ces derniers mois ? ». C’est intéressant. Ça lui rappelle ses cours de philo de terminale, qui sont toujours en même temps des exercices de psycho, puisque n’ayant lu ni Kant, ni Hegel ni personne le plus souvent, les lycéens doivent bien aller chercher dans leur propre vie les expériences qui font la matière de leurs dissertations, et faire de l’auto-analyse la pierre angulaire de leur « méthodo ».

Mais sa dernière dissertation, à lui, elle est loin. Ce doit être celle du BAC d’ailleurs, celle où à la question « Qu’est-ce que le risque ? », il avait été tenté, au début de l’épreuve, de répondre « c’est ça » et de rendre sa copie, quasi-blanche. Il n’avait pas osé finalement. Les philosophes apprécient les raisonnements longuement développés puis finement illustrés, et il s’était dit qu’une copie de trois mots risquait de donner l’image d’une pensée trop ramassée ! Une autre chose l’avait dissuadé d’accomplir son geste : il lui avait paru un peu mesquin de prendre la peine d’écrire « c’est ça » sur la copie. Le véritable philosophe-poète aurait rendu copie blanche, et n’aurait souillé d’aucune petite encre l’immaculée fulgurance de sa démonstration. Or, ce risque lui avait semblé trop grand. Il avait donc gratté trois copies doubles, comme tout le monde.

Il n’est pas aisé de sonder le vide métaphysique de sa vie quand on souffre du vide très physique de son estomac. C’est en quelque sorte doubler l’examen du corps par celui de l’esprit, et l’homme à jeun passe ici un examen périodique de santé, pas un deuxième BAC. Il décide donc de cocher la case « non ». De toute façon il n’y a pas la place pour d’autres développements. Il continue sa série de petites croix dans de petits carrés noirs. Tout autour de lui, ça gratte aussi, dans le silence anxieux de l’attente, strié parfois de déchirants borborygmes. Pas de doute que si les ventres savaient écrire, ils répondraient « oui » à la question, eux !

Une fois son formulaire rempli, l’homme à jeun range son stylo dans la poche intérieure de sa veste, où se trouve également un petit carnet de notes. C’est la poche du passé, celle de l’encre et du papier, celle du scribe qu’il y a encore chez le moindre des alphabètes : la poche de l’Histoire. Il s’aperçoit que les muscles du creux de sa main sont un peu endoloris d'avoir tant travaillé : comme le corps oublie vite ce qui a été son régime pendant si longtemps ! Il ouvre et ferme sa main pour la détendre, puis la plonge dans son autre poche intérieure, la poche du présent, celle de son smartphone, de l’électronique et de l’octet, du pouce triomphant en une apothéose d’arabesques : la poche du Réseau. Sa main se trouve tout de suite à son aise avec cette petite brique noire et luisante pour lui donner consistance. Il déverrouille d’une caresse son téléphone, et dans la minute qui suit accomplit les opérations suivantes : consulter sa boîte mail, grimper sur son mur Facebook et y scruter l’horizon du vaste monde de ses amis, vérifier son compte sur l’application de sa banque, et jeter un coup d’œil à l’actu sur lemonde.fr.

Une minute plus tard, l’homme à jeun est revenu de son surf sur la vague frétillante du Réseau. Il range sa planche tactile dans sa poche intérieure et scrute autour de lui le paysage. Comme lui, ils sont une quinzaine à attendre. Comme lui, ils n’ont pas l’air bien riches. Il doit y avoir une bonne pelletée de chômeurs, comme lui. C’est une drôle d’idée de la sécu d’offrir aux chômeurs des bilans de santé gratuits en plein XVIe ! On est à deux pas de l’Hôtel Peninsula, cinq étoiles bien lustré aspirant au grade de palace, un hôtel où dès 10h du mat, un duo piano-batterie fait des arpèges jazzy pour un public de standardistes affairés derrière leur comptoir scintillant, un hôtel où les standards de jazz sont là pour le standing en somme ! Quoiqu’il en soit, à deux pas du palace en devenir, on soigne les pauvres, et gratuitement qui plus est. C’est peut-être pour leur donner le goût de la réussite…ou de l’au-delà ! On ne sait pas bien si les palaces cinq étoiles préfigurent la première ou le second.

Leur formulaire terminés, les patients s’occupent en regardant passer les infirmières, qui ne sont ni lubriques ni sexy, mais qui bougent, ce qui suffit à faire de leurs allées et venues un spectacle. Ceux qui ont pris leur temps sont encore penchés sur leur devoir, et grattent, sagement. Le silence règne, soulignant chaque mouvement, lui donnant une présence inattendue. Une chaussure qui crisse sur le lino, une page que l’on tourne, un soupir : tout devient évènement dans le calme rigoureux de la salle d’attente.

Puis on vient chercher l’homme à jeun, en clamant haut et fort son patronyme : M. Cosmo s’il-vous-plaît ! Il suit une dame en blouse blanche jusqu’à un bureau étroit, sévèrement gardé par un ventilateur patibulaire faisant continuellement et très lentement « non » de la tête. On lui pose quelques questions sur son pedigree médical, ses allergies éventuelles, puis on lui explique la marche à suivre :

-      « Alors d’abord vous allez faire votre prise de sang. A jeun. Ensuite, vous passerez aux examens d’urine, toujours à jeun. Vous allez devoir uriner dans un petit récipient et vous passerez ça par la petite trappe qui se trouve au bout du couloir. Après, c’est bon, vous pouvez manger. On vous donnera d’ailleurs une petite collation après l’électrocardiogramme. Ensuite, vous aurez une consultation dentaire, un peu plus loin dans le couloir, et enfin le RDV avec un généraliste qui fera le bilan de vos analyses. Vous en avez pour 2h -2h30, ça vous va ? »
-      « Oui oui, très bien. »
-      « Dans ce cas, je vais vous laisser rejoindre la salle d’attente pour la prise de sang, M. Cosmo. C’est juste derrière la double-porte là-bas. »

M. Cosmo n’a en réalité pas suivi grand-chose du programme. Il bute sur la première des activités qu’on lui a concoctées, cette foutue prise de sang, qui lui fait toujours autant d’effet. C’est plus fort que lui, dès qu’il entend cette expression : « prise de sang », il est parcouru de sueurs froides, cherche l’air autour de lui et croise ses bras très fort contre sa poitrine, comme pour les dérober à l’aiguille imaginaire qui le menace de sa ponction. Ça lui est arrivé de se sentir mal rien qu’à l’évocation d’une telle « prise » dans une conversation, ou devant une scène de film. Comme cette scène de transfusion sanguine dans La vie est un miracle de Kusturica, où il avait même réussi à s’évanouir, bien assis dans son fauteuil, au cinéma !

M. Cosmo arrive dans la salle d’attente des prêts-à-ponctionner plus à jeun que jamais. Il s’assied déjà fébrile, et croise bien fort les bras. Ça cache le tremblement. Toutes les 3-4 minutes, les infirmières sortent de leur chambre de vampires et choisissent une nouvelle victime. Il y a deux chambres et deux infirmières : M. Cosmo se demande sur laquelle il va tomber (il sait qu’avec lui, cela risque bien de ne pas être qu’une façon de parler !). Il fait de savants calculs, compte les personnes présentes avant lui, évalue le rythme de prélèvements de chacune des deux officiantes, et finit par estimer que son sacrifice sera l’œuvre de la plus jeune. Il n’y a de toute façon pas de bonne solution. S’il s’imagine aux mains de la plus âgée, M. Cosmo craindra qu’elle ait perdu la précision de ses jeunes années et que sa mauvaise vue ne l’oblige à lui transformer le bras en passoire pour en extraire un dé à coudre de sang. S’il envisage son traitement par la plus jeune, il pensera tout de suite faire les frais de son inexpérience et écoper de la pire des seringues, celle qui est si grosse qu’elle ouvre dans la peau des geysers de sang, ou pire encore celle qui est si fine qu’on ne peut que l’imaginer dans sa chair et laisser libre cours aux pires visions de l’esprit. M. Cosmo n’est pas serein.

Quand il entend prononcer son nom, M. Cosmo cogite si intensément qu’il ne remarque même pas que c’est la plus jeune des blouses blanches qui vient de lui échoir. Il est déjà pâle et tout entier absorbé par la stratégie d’auto-distraction qu’il va devoir mettre en place. Il sait ce qui se trouve dans la chambre des vampires. Il sait les paquets de gants en latex, les piles de seringues neuves et les séries de tubes vides attendant goulument leur ration. Il sait ce terrible siège articulé, honteusement confortable avec ses coussins couleur bleu nuit, et qui au moindre signe de défaillance vous culbute à l’horizontale et vous maintient impuissant, dans l’ouate du malaise, pendant des secondes d’éternité. Il sait donc qu’il doit circonscrire les forces ennemies dès le premier regard, pour qu’au deuxième, il sache où sonner la retraite, où diriger la fuite. Il y a toujours une fenêtre ou une porte où le clouer, le regard, pour se convaincre que le monde extérieur reste accessible, puisqu’on maintient un contact avec ses frontières.

-      « Je vous préviens, je ne suis pas fan de ces trucs-là », lance-t-il à l’infirmière d’une petite voix s’efforçant de garder un ton blagueur.
-      « D’accord. Dans ce cas-là, je vais vous faire la prise de sang allongé, ce sera mieux ! », lui répond l’infirmière, sans entrer dans le registre ironique proposé par son patient.
-      « Bon », fait simplement M. Cosmo, qui aurait préféré qu’on ne prenne pas son malaise au sérieux, qu’on le banalise d’un sourire en lui disant « mais non, ça va allez, ce n’est rien du tout : dans 30s c’est terminé ».
-      « Qu’est-ce que vous faîtes dans la vie ? », tente l’infirmière en préparant ses instruments.
-      « Je suis chômeur », répond laconiquement M. Cosmo, à qui on ne la fait pas et qui connaît les méthodes industrielles de distraction dont usent les vampiresses. Avec lui, ça ne marche pas : il a les siennes !
-      « Ah bah ça arrive », répond l’infirmière qui prend beaucoup de soin à ne pas relever la sécheresse du propos de son patient. Elle commence alors une longue harangue sur la crise, les banques et les politiques, les dégâts du chômage face auquel on est tous égaux : « une vraie plaie dit-elle » (c'est vrai qu'elle s'y connaît dans le domaine !) ; et au phrasé automatique de son propos, M. Cosmo devine que la piqûre est proche. Il ne s’est pas trompé : elle arrive effectivement, imperceptible et indolore. M. Cosmo ne souffre pas : il devient simplement incroyablement tendu. Bientôt, le secours de la porte où ses yeux sont cloués n’est plus suffisant : il faut qu’il parle, non mieux qu’il chante ! Il se met alors à fredonner à toute vitesse :
« Une jolie dans une peau d’vache,
Une jolie vache déguisée en fleur
Qui fait la belle et qui vous attache
Puis qui vous mène par le bout du cœur
Une jolie fleur… »

Il répète en boucle le refrain de la chanson de Brassens, espérant glisser sur cet air à la fois champêtre et spirituel et gagner d’autres cieux que ceux farcis de néons qu'il a juste au-dessus de lui. Il sent qu'il y parvient, mais bien au-delà de ses espérances. Son esprit, au lieu de s'arrêter paisiblement sur cette image de trahison amoureuse déguisée en contine bucolique, traverse à toute blinde le pré de la peau d'vache et court vers l'inconnu. Son imagination n'a même plus le temps de construire de paysages pour le rassurer, son esprit. Elle est à la proue de sa conscience et cherche à le devancer, à le tromper, à le convaincre que : "Non je ne me trouve pas dans une salle de prise de sang", "non je n'ai pas une aiguille dans le bras"...et un esprit convaincu, c'est bien connu, ça déplace des montagnes! L’esprit de M. Cosmo fait mieux : il les pulvérise. Il va si vite, son esprit, que bientôt il décolle et se retrouve dans un monde informe et d'une substance tout à fait semblable à celle qui se trouve dans son estomac : du vide. Non, du néant ! Ce n'est pas pareil le vide et le néant. Pour qu'un vide existe, il faut qu'un plein se laisse concevoir. Le néant nie et le vide et le plein. M. Cosmo est heureux de ces réminiscences de métaphysique. Elles lui permettent de prendre avec philosophie un fait troublant : il vient de cesser d'exister.

 Il n'est plus qu'énergie vitale M. Cosmo. Il a perdu toute connaissance, toute conscience. Il y a simplement quelque chose qui vit, à la forme impersonnelle de la troisième personne, et qui palpite à vide dans ce grand fatras de riens qu'est le néant. Mais ça ne dure pas longtemps le néant, même quand on est dans les vapes. Bientôt, M. Cosmo, qui vient de tout laisser tomber, corps et esprit, observe médusé son être se recomposer alors que lui-même n'en fait plus partie. Autour de cette énergie vitale qui vibre à la troisième personne, là dans ce lieu hors de l'espace et cet instant hors du temps qui semblent très bien se passer de lui, il est témoin de l'accrétion formidable de millions et millions de poussières de sens. Dans une suspension psychédélique, des débris d'émotions, des éclats d'idées, des météores de souvenirs coagulent en une vie. La sienne.

Un vague sentiment de conscience s'empare à nouveau de lui. Toute la matière noire de ses instants vécus continue de s'agréger en lui à une vitesse folle, sous la force inouïe d'on ne sait quelle secrète gravitation. Des images de sa vie, à la fois floutées et vives, sont projetées quelque part en lui, sur un écran de conscience buveur de mémoire, qui engloutit d’un trait des décennies de vie. Ca se passe exactement comme dans un film de David Lynch qu’on aurait accéléré cent fois et dont M. Cosmo serait le héros.

Mais pris dans cette tornade de sens en recomposition, M. Cosmo est bientôt pris d’un vertige insurmontable. Ne serait-il pas en train de vivre ses derniers instants ? Quel réveil pourrait éclore d'une submersion ? Comment pourrait-il ne pas finir broyé, anéanti par la puissance d’un tel champ. Les étoiles meurent bien de s'effondrer sur elle-même. M. Cosmo est persuadé qu'il s’en va...à jeun qui plus est.

Pourtant, alors qu'il s'est abandonné au rugissement infernal de son crépuscule boréal, du Big Crunch de sa galaxie intérieure, alors qu'il se convainc que les sensations de plus en plus familières dont il est parcouru ne sont que le chant du cygne de son existence en cours d'effondrement, apparaît soudain une ombre. Elle se découpe nettement devant lui et, bien qu'il ne sache pas s'il est en train de la voir ou de l'imaginer, son surgissement a mis fin au cataclysme. L'ombre continue de se préciser, en clignotant dans la conscience de M. Cosmo. Bientôt, il discerne un visage, puis du mouvement et enfin, du son :

-      M. Cosmo, vous êtes avec moi? M. Cosmo, comment ça va? Vous vous êtes juste évanoui M. Cosmo. Vous êtes à l'IPC de la rue La Pérouse et tout va bien M. Cosmo. Je vais vous donner un verre d'eau et un sucre.

L'homme encore à jeun est livide, la tête penché sur la têtière couleur bleu nuit de la chaise articulée. Il a le corps lourd comme un univers et sa peau ruisselle d'une sueur venue d'ailleurs. D'un faible hochement de tête, il trouve malgré tout la force d'accuser réception de la tentative de l'infirmière de banaliser l'évènement : "tout va bien M. Cosmo", "vous vous êtes juste évanoui M. Cosmo". Il vient de passer de l'autre côté de la vie, et on lui dit que tout va bien. C'est bien là le jeu des hommes : se persuader que rien n'est grave, que ça va aller, l'insoutenable légèreté de l'être enfin...Mais quand on a fait une telle expérience existentielle, on veut la partager, pour impressionner peut-être, mais pour comprendre aussi. M. Cosmo esquisse une phrase en ce sens à l'infirmière qui lui tend un verre d'eau, puis se ravise. S'il n'y avait que des perspicaces quant à notre condition mortelle, des esprits désabusés pour rappeler que chaque seconde est un pas vers la mort, que la vie est une maladie mortelle, et autres vérités réjouissantes du même genre, toutes les conversations tiendraient en deux lignes :

           -      « Ca va ? »
           -      « Non, j'existe et ça ne va pas durer. »

M. Cosmo préfère renoncer à son récit. Il se contente de laisser fondre le sucre dans sa bouche comme il vient de fondre dans le cosmos. Et puis, pris d’une curiosité médicale pour les ressorts du petit tour de passe-passe que son corps vient de lui jouer, il demande :

                   -   « Ca marche comment l’évanouissement ? »
                   - « Ah ! », fait l’infirmière un peu embêtée. « Alors, je peux pas vous dire exactement, mais je crois que c’est une histoire de système nerveux autonome. Il faudrait demander à un médecin, mais je crois que vous avez deux systèmes nerveux : le somatique pour tout ce qui est gestes conscients et l’autonome pour toutes les fonctions automatiques du corps (le cœur qui bat, les poumons qui respirent, etc). Et alors, l’évanouissement, c’est quand une branche de votre système autonome, le sympathique ou le parasympathique je ne sais plus, se met à ne plus marcher correctement, soit parce que vous avez peur, soit pour d’autres raisons...mais ne vous inquiétez pas pour autant, c’est très classique l’évanouissement pendant la prise de sang...surtout pour les hommes ! », ajoute-t-elle avec un petit sourire. 

        -     « Oui, ça je sais », répond M. Cosmo, « les hommes ont moins l’habitude d’être en contact avec l’intérieur de leur corps, et tous ces fluides qu’il contient. Merci pour l’explication en tout cas, c’est peut-être pas hyper-précis, mais c’est très clair ! Un médecin n’aurait pas fait mieux... sinon, sans vouloir abuser de votre hospitalité, je crois que je reprendrais bien un verre d’eau...sans sucre par contre s’il-vous-plaît ! »

L’infirmière, partagée entre le plaisir d’avoir un patient sensible et attentif et le devoir qui l’invite à ne pas traîner avec chacun d’entre eux, lui sourit mais d’une façon légèrement moins affable que la première fois, avant de se dépêcher d’aller lui chercher un verre d’eau. Pendant ce temps, M. Cosmo repense à son expérience existentielle à la lumière de l’explication qu’il vient de recevoir. Ainsi, ce serait son système nerveux autonome qui déconnerait ! Celui des fonctions automatiques de l’organisme. Ca semble assez cohérent avec la sensation de jamais vu ressentie pendant son malaise : d’une certaine façon, il a fait l’expérience quasi-consciente de son système nerveux autonome. Ca a quand même de la gueule ! On pourrait le dire de façon plus emphatique encore : il a passé quelques secondes dans l’univers inconscient de son enveloppe charnelle, celle qui en temps normal est bien gardée par ce système nerveux autonome dont il ignorait l’existence.

M. Cosmo réalise qu’il vient d’apprendre quelque chose de pas banal : il n’y a pas que l’esprit qui ait un inconscient. « Le corps a le sien, et je viens de le rencontrer ! », se dit-il. A ce compte, le prélèvement sanguin est presque un impôt dérisoire si le service qu’il sert à délivrer est aussi exceptionnel ! Ca le réconcilie presque avec les aiguilles, ces considérations !

Quand on revient vers lui avec un grand verre d’eau, il a retrouvé le sourire M. Cosmo, et un peu d’aplomb. L’infirmière, désormais résolue à ne plus traînasser avec cette âme sensible, accompagne son geste charitable d’une petite pique, tout en finesse :
                   - « Allez, courage M. Cosmo, vous avez fait les 5 minutes les plus dures...il ne vous reste plus que 2h15 de rigolade avec mes collègues maintenant ! »

M. Cosmo sourit sans relever la pointe de perfidie qu’il perçoit dans la réplique comme dans le ton qui l’accompagne. Il boit d’une traite son verre d’eau et se lève avec lenteur, d’un élan néanmoins décidé. Après tout, il la comprend l’infirmière : si tous les patients étaient comme lui, elle se ferait virer, la pauvre ! Il doit faire sacrément chuter son rendement journalier. Avant de sortir de la salle, il se contente de la saluer par une nébuleuse évocation : 
                   - « Vous savez, quand quelques secondes dans les pommes vous ont fait comprendre le mystère du pommier, 2h, ça n’est pas grand chose ».

Et ainsi s’en va M. Cosmo, un sucre de moins à son jeûne et quelques pommes de plus à sa philosophie.

jeudi 17 septembre 2015

Le dernier miracle de Saint-Michel


C’est un terne après-midi de septembre. Le quartier latin est gris comme ses façades, ses fontaines et ses passants, sauvé seulement par les convois de touristes extrême-orientaux qui y font pousser, avec leurs K-way de plastique, de furtifs champignons multicolores. Mais à l’intérieur de ce magasin de prêt-à-porter du boulevard Saint-Michel, la grisaille n’a pas cours. Les couleurs éclatent aux quatre coins de la boutique, savamment organisée en diverses ambiances agrégeant types de produits, styles et collections. Une musique banale enveloppe tissus et clients de ses accords parfaits, qui contrairement à ce que l’on pourrait penser, ne portent pas ici ce nom pour de savantes raisons musicologiques mais pour le chiffre d’affaires rondelet que leur consonance facile est sensé parfaire. Enfin, pour user d’un paradoxe aussi facile que ces accords, on est en plein dans le creux de l’après-midi. 

De rares clientes butinent les promotions d’étals en étals, puis s’échouent langoureuses, les mains toutes cintrées, dans de spacieuses cabines. Là, on ne sait bien ce qui s’y passe mais on devine qu’elles regardent intensément leur peau muer des dizaines de fois, avant de s’arrêter sur un ensemble « trop craquant » ! Parfois, aucune mue n’est meilleure qu’une autre, et elles sont condamnées à toutes les adopter. Elles voudraient alors pouvoir compter sur une technologie infaillible de portefeuille, une carte de dis-crédit, capable de contrecarrer les plans insatiables de son inverse dorée, à la formule magique aux seize chiffres gravés en bas-reliefs et tant de fois prononcée. Les deux vendeuses n’ont pas beaucoup de travail. L’une est à la caisse et compulse machinalement un petit paquet de mystérieux marques-pages en carton. L’autre fait du rangement, proposant de temps à autres ses services à des clientes si souvent et désespérément autonomes.

Un jeune homme vient d’entrer. Cela n’a rien d’extraordinaire dans une boutique de prêt-à-porter féminin, mais c’est suffisamment rare pour que les vendeuses se tournent vers lui et lui adressent un regard prolongé, comme s’il était naturel que le nouveau venu en vienne très vite à se sentir perdu dans ce monde de femmes. Cela n’a pas raté. Après avoir fait un tour rapide du rez-de-chaussée et sans pousser son exploration à l’étage ni au sous-sol, le jeune homme porte sa silhouette au look streetwear –baskets montantes et veste de survêtement noire peinte de trois lignes blanches – vers la vendeuse occupée à pendre des hauts bien courts.

-         Bonjour Madame, vous auriez des vestes en cuir marron ?
-         Bonjour Monsieur, alors tout ce que nous avons est ici…
-         J’ai regardé dans vos modèles et il y a du noir, du bleu, du vert mais pas du marron.
-         Alors effectivement…on avait des vestes camel coupées bikers mais elles sont parties comme des petits pains.

Le jeune homme, un temps déconcerté par la technicité du vocabulaire de la vendeuse, laisse planer un silence avant d’admettre son ignorance et de demander :

-         Et camel c’est quoi ?
-         C’est marron clair en fait…ah mais d’ailleurs en y pensant, il m’en reste peut-être une en réserve. Je vais aller voir. Vous avez besoin de quelle taille ?
-         36 je crois…

Deux minutes s’écoulent dans la plénitude des accords parfaits de la sono et des couleurs stylées de la déco. Quand la vendeuse revient, c’est en un point d’orgue triomphant, brandissant son plus sourire le plus mercatique en même temps qu’une veste en cuir camel resplendissante.

-         Vous avez de la chance, c’est ma dernière et elle est du 36 !
-         Ah c’est ma bonne étoile ça ! C’est parce que c’est pour la bonne cause que je l’achète : je vais l’offrir à ma copine pour son anniversaire.
-         Eh bah elle va être gâtée votre copine : c’est un produit magnifique !
-         Sinon, c’est bien possible de payer en trois fois : j’ai vu sur votre site Web qu’à partir de 150€, c’était bon.
-         Oui oui il n’y a pas de souci.

Le client suit la vendeuse à la caisse – dans ces moments-là, les bons vendeurs ne perdent pas de temps, et savent éviter les regards et sollicitations des clients importuns : l’important, c’est de conclure ! –, qui le remet à sa collègue, comme les sprinters se passent le relai sur les pistes d’athlétisme, sans même besoin d’un regard. Le relai, lui aussi, met son concours à la fluidité de la transaction en commençant à sortir son chéquier. Mais avant qu’il ait pu lui demander un stylo, la caissière lui tend un des étranges marques-pages dont elle s’occupait tout à l’heure. Il y a des choses fort inintelligibles écrites dessus, dans le franglais des modistes tendance, et puis un cochon argenté imprimé sur son bord supérieur.

-         Tenez, avant de payer, grattez-ça ! Vous avez une chance sur 10 de gagner : soit on vous fait 5% de réductions soit on vous offre l’ensemble de vos achats.
-         Je gratte le cochon ?
-         Exactement…
-         Vous savez, en général, les trucs à gratter ça me réussit pas...

Le jeune homme sort un portefeuille troué de sa veste de survêtement dont s’échappent une pièce de 1 centime. Il a l’air de trouver que ce n’est pas très pratique pour gratter un gros cochon d’argent une si petite pièce, mais il est un peu superstitieux et se dit que si c’est celle-là qui est sortie et pas une autre, il y a peut-être une raison. Il la saisit donc du bout du pouce et du majeur et se met à l’ouvrage. La caissière le regarde, mi-ennuyée –elle en a vu des gratteurs déjà !– mi-amusée –c’est tout de même une distraction de voir les clients gratter comme au PMU, la petite lueur de l’espérance dans les yeux –. Le jeune homme découvre lentement l’inscription qui décidera de son sort, puis, quand elle est suffisamment lisible, il la déchiffre à voix haute :

-         Votre panier vous est offert…c’est quoi ça, j’ai pas acheté de pan…

Il n’a pas le temps d’achever sa phrase. La caissière la reprend à son compte, très excitée et la clame un ton plus haut :

-         Votre panier est offert, ça veut dire que vous avez gagné la veste !

Sa collègue l’a rejointe et confirme de la tête, elle aussi visiblement très émue de l’évènement, comme si les vendeuses non plus ne pensaient pas possible qu’une opération marketing puisse être aussi magiquement bénéfique pour les clients. Le jeune homme lui, s’est reculé d’un pas et affiche le sourire de l’incrédule. Abandonnant toute réserve de style, il demande :

-         Vous voulez dire que la veste, là, les 180€ de cuir camel, je les paie pas ?
-         Exactement ! Et si vous en aviez pris deux, ça aurait été pareil !
-         Mais c’est un truc de fou ! C’est incroyable, ça m’arrive jamais ça…on est le combien aujourd’hui ?
-         Le 16 septembre.
-         Bon bah ça y est, ils ont changé la date de Noël : c’est aujourd’hui ! Allez je vous fais la bise.

Le jeune homme s’est hissé au-dessus du comptoir et met beaucoup d’application à payer sa fortune de quatre bises énergiques. Mais cet exutoire tactile n’est pas suffisant : le choc du don unilatéral, si bien décrit par les anthropologues — celui qui exige un contre-don sans quoi il maintient l’obligé dans la frustration de sa dépendance à l’égard de l’obligeant — le tient encore tout entier. Il lui faut bouger, s’exprimer, livrer quelque chose de lui-même qui justifie ce présent immérité, cette largesse insolente. Il se précipite telle une cataracte dans une chute vertigineuse d'explications :
 
-         Vous savez, c’est vraiment un miracle cette histoire parce que je devais pas l’acheter ici la veste normalement. Hier, je suis allé au magasin des Halles, j’ai trouvé la veste et j’allais l’acheter. C’est juste parce que j’avais pas mon chéquier avec moi pour payer en plusieurs fois que j’ai pas pu. J’ai dit au vendeur : gardez-la moi, je repasse demain. Et ce matin, j’ai vu qu’il y avait aussi un magasin de votre chaîne à Saint-Michel, et comme j’ai RDV tout à l’heure à Saint-Michel, je me suis dit : « je vais passer ici ». J’ai même pas imaginé que vous ne l’auriez pas donc j’ai appelé direct les Halles pour leur dire d’annuler la commande. Et là j’arrive chez vous, je regarde les rayons et je me dis : « et merde ! Ils vont pas l’avoir » et comme par hasard il vous en reste une et pile la taille de ma copine. Après, ça aurait pu s’arrêter là, mais je me pointe à la caisse, vous me donnez un cochon à gratter et là qu’est-ce qui sort : mec t’as gagné ! Nan mais c’est UN-TRUC-DE-FOU ! Et puis ça aurait pu arriver à un autre moment aussi, mais là c’est pile le bon : en ce moment, c’est pas tip-top niveau finances, c’est pour ça que j’allais payer en trois fois, donc ça tombe vraiment, mais vraiment pile-poil. Pour moi, je suis pas croyant ni rien, mais ça c’est un miracle!

Il faudrait vérifier si Saint-Michel, qui n’en finissait pas de terrasser le diable à la fraîche en bas de son boulevard, n’avait pas quitté sa fontaine quelques secondes, et fait claquer ses ailes d’archange au-dessus d’un magasin de prêt-à-porter. Après tout, dans une société où les hommes louent davantage leur Capital que leur Seigneur, il ne serait pas si étrange que les armées célestes –qui sont, comme toutes les armées, toujours un peu mercenaires– soient tentées de changer de maître, fatiguées d’employer leurs ailes à répandre une parole divine inaudible, préférant désormais les occuper à couver le silence de lucratives transactions.










dimanche 13 septembre 2015

Jeux du cirque au square James Joyce


Trois nounous viennent de faire une entrée triomphale dans le square James Joyce du quartier de la gare. Leurs trois poussettes en formation serrée sont habillées d’un essaim de bambins de 2 à 4 ans qui, sitôt la grille verte franchie, explosent en un feu d’artifice de cris et de trajectoires chaotiques. Visiblement, les toboggans, les tourniquets et les balançoires ont une attraction gravitationnelle décuplée dès qu’entrent dans leur champ d’action des créatures bipèdes de moins d’1m.

Un homme, mollement assis sur un banc de bois vert et vaguement occupé à lire un de ces gigantesques articles dont le Monde Diplomatique a le secret et qui vous font comprendre la nécessité d’une parution mensuelle, lève les yeux quelques secondes. Il charge son regard des lignes entremêlées et multicolores du feu d’artifice juvénile qui a lieu devant lui, avant de retourner à ses lignes droites et noires, non sans le soupir convenu du lecteur qui sait qu’il va devoir aiguiser sa concentration pour demeurer inaccessible à la rumeur du monde.

Les petits d’homme, eux, prennent leur position, chacun conformément à ses possibilités motrices et à sa condition sociale. Les bébés sont peu mobiles, trop dépendants qu’ils sont de la marche énergique des nounous et de la coopération des roulettes de leur poussette. Leur plus grand pouvoir d’action sur le monde est un pouvoir vocal : le cri. Pour l’heure, fort heureusement pour la lecture du promeneur et la conversation des nounous, ils n’en font pas usage. On supposera qu’ils dorment à poings fermés, rêvant d’apaisantes tétées. La classe moyenne de cette microsociété, à peu près homologue à la classe d’âge 1-2 ans, est composée des quadrupèdes. Il s’agit d’une petite escouade d’explorateurs aussi bavards que baveux qui décrivent, autour de leur centre d’intérêt du moment, des cercles kabbalistiques dont l’interprétation mettrait à la peine les meilleurs chiromanciens. Enfin, il y a les dominants. Ce sont les bipèdes confirmés, qui ont entre deux et quatre ans, et dont le pas serein et fier manifeste la longue expérience du terrain. Il sont loin, eux, des excitations puériles de l’âge quadrupède. Ils courent aussi, mais contrairement à ces baveux de rase-moquettes, ils le font debout et savent très bien vers où. Au premier abord, on en distingue trois de cette espèce : un petit brun à l’ensemble élégant, ceinture marron assortie aux chaussures bien vernies, un petit asiatique au visage expressif réglé comme une machine binaire — 0 : « je pleure » 1 : « je me marre » — et enfin un petit blond courant partout, les cheveux coiffés au fer à repasser et un filet translucide et gluant faisant du yoyo sous son nez tout mignon.

Le petit brun et le petit asiatique ne cessent de se courir l’un après l’autre. Si l’un fait une chose, l’autre l’imite ; si l’un change de jeu, l’autre le suit. C’est un ballet trépidant, nourri de rires, de chutes et de frayeurs, à l’harmonie toute preljocajienne. Mais il est difficile, même aux grands artistes, de faire durer une telle symbiose. Très vite, les passions les plus ténébreuses, les plus enfouies, refont surface, et aucun compromis avec l’autre n’est plus possible. C’est ainsi que naissent les drames. Au square James Joyce du quartier de la Gare, un drame est en train de se nouer autour des rênes pétrifiées —il faut dire qu’elles sont en bois— d’un petit cheval à ressort, dont la seule vocation est d’aller d’arrière en avant et d’avant en arrière lorsqu’il est monté par un jeune bipède. C’est le petit asiatique qui joue ici ce rôle. Il a trouvé le premier l’attraction, et le petit brun l’y a tout de suite rejoint. Lui qui jusqu’alors la dédaignait merveilleusement, l’a trouvée soudain passionnante dès lors qu’elle a fait l’objet de l’attention d’un autre : un bel exemple de « désir mimétique », nous dirait René Girard.

Le petit brun est debout face à l’oiseau à ressort. Il ne bouge pas, n’essaye pas d’en déloger son copain, ne lui crie pas dessus. Ce qui l’amuse, c’est simplement de mettre ses mains sur celles de son copain quand celui-ci commence à se balancer et de bloquer petit à petit son mouvement. Le petit asiatique, n’arrivant plus à défaire ses mains de l’étau, est gêné pour se balancer et passe très vite en mode 1, c’est à dire qu’il se met à pleurer. Fasciné, le petit brun, tout en scrutant le visage de son souffre-douleur, y guettant les déformations qui annoncent le changement de mode, relève alors ses mains et observe le petit asiatique repasser en mode 0, c’est-à-dire se remettre à rire presqu’aussi vite que les premières larmes lui sont venues. Tant qu’aucune crise de douleur ou de désespoir ne déchire le ciel de Paris d’un cri strident et prolongé, l’autorité placide des nounous ne se dérange pas. Celles-ci pensent simplement : « qu’ils apprennent la dure loi des hommes. Bienvenue dans la jungle, mes petits ! » et continuent leurs discussions.



Mais la patience du petit asiatique a ses limites. Au bout de quelques tours du jeu que lui impose son camarade, le passage du mode 1 au mode 0 ne se fait plus avec la même fluidité. Des saccades de sanglots font suite aux rires nés du balancement, rires qui d’ailleurs éclatent de moins en moins franchement. Et puis tout à coup, sans que rien n’ait changé dans l’attitude du petit brun, la crise éclate. Un palier intérieur a été secrètement franchi dans le mécanisme psychique du petit asiatique, conduisant à l’irréversible. Cela se produit en trois temps. D’abord, quelques sanglots étouffés sortent de sa gorge, peu intenses mais anormalement longs. Les nounous suspendent leur conversation. Ensuite vient l’interminable temps suspendu du spasme du sanglot, ce moment de vide sidéral et de silence stupéfiant où l’enfant qui pleure semble chercher dans les tréfonds de sa poitrine l’air nouveau qui lui redonnera le courage d’affronter la vie. Cela ne dure que trois secondes, mais elles sont si intenses que ce n’est pas seulement l’air alentour qu’elles aspirent mais le temps des autres, dont les regards sont suspendus aux lèvres qui bleuissent de l’enfant. Enfin vient le cri, comme une sirène d’alarme et comme un soulagement. Mais si puissant et long soit-il, ce cri ne pétrifie pas l’action : il y invite. Ainsi, le petit brun fait quelques pas en arrière, effrayé par ce qu’il vient de déclencher ; les nounous, elles, se précipitent vers l’oiseau à ressort, l’une s’adressant à la victime « Qu’est-ce qu’il y a Renan ? ça va aller, ça va aller » l’autre à son bourreau « qu’est-ce que tu lui as encore fait Mattéo ? Tu peux pas jouer normalement ! Allez, tu vas au coin ! ».

Mattéo ne se fait pas prier. Il sait qu’ici, « le coin », ça veut dire le « banc vert, là-bas au fond ». Il se met à courir, le visage impassible mais à une allure qui fait penser qu’il a l’air content de quitter la scène du crime et sa désagréable cacophonie. Il s’assoit docilement sur le banc et attend qu’un nouveau décret ne vienne sceller son sort. Pendant ce temps, deux nounous tâchent de consoler Renan, ce qui, une fois l’ennemi en allé et la sollicitude des supérieurs obtenue, n’est plus très difficile. Les nounous connaissent leurs troupes : elles savent comment les galvaniser avant l’épreuve et comment les remobiliser après l’échec. Une des méthodes consiste à détourner leur attention de l’objet —ou du sujet— de leur souci. Ici, le souci, c’est Mattéo, alors les nounous invitent en chœur Renan à se tourner vers Camille, qui joue, là-bas tout seul, « le pauvre »...elles insistent sur la triste condition du petit Camille, le petit blond esseulé à l’éternelle stalactite sous le nez. Et ça marche à tous les coups ! Aussitôt, Renan repasse en mode 0 : il a la banane ! Lui la victime immolée par le méchant Mattéo, lui qu’on empêche de s’amuser en lui bloquant les mains alors qu’il n’a rien fait, lui avec qui on a été méchant, eh bah il va pouvoir être gentil avec un autre, et même que Mattéo il pourra même pas jouer avec eux...

Camille est bonne poire : il accueille tout naturellement ce nouvel ami qui, tant que les choses se passaient à peu près bien avec Mattéo, ne lui accordait pas la moindre attention. Ils s’échauffent avec un petit trappe-trappe, approfondissent en faisant une tournée des toboggans, enchaînent avec une balançoire à bascule enfiévrée avant de s’octroyer un bain de foule régénérateur parmi les rase-moquettes. Ah comme il est doux aux élites bipèdes de se mêler le temps d’une excursion à la plèbe à quatre pattes, de savourer la suprématie de sa gamme de motricité et de regarder de haut les errements des « petits », incapables de monter sur quoi que ce soit.

De son côté, le lecteur du Monde Diplomatique a baissé les bras. Une longueur a eu raison de sa patience, certainement celle d’une dialectique laborieuse d’un article théorique à moins que ce ne soit celle du cri déchirant de Renan. Quoi qu’il en soit, le lecteur a cessé de lire et, sans s’en rendre compte, s’est laissé absorber par le spectacle vivant qu’offre l’aire de jeux. C’est qu’ils sont incroyablement vivants ces gamins, tout entiers voués au présent ! Ils veulent faire quelque chose, ils le font, ils sont contents, ils rigolent, ils sont tristes, ils pleurent ! Ils se fascinent pour la moindre découverte —les quadrupèdes surtout—, font les mêmes gestes des centaines de fois sans se lasser, observent méticuleusement les émotions des autres, scrutent leurs traits quand ils pleurent, les aident parfois à pleurer plus encore — comme Mattéo avec Renan— ou au contraire les consolent en leur caressant le visage et en murmurant « c’est pas grave ». Ce sont des hommes d’action, des explorateurs infatigables de l’instant, qui parlent peu et agissent beaucoup. Quand leur bouche s’ouvre, c’est pour l’essentiel, c’est-à-dire pas des mots, mais des rires, des sanglots ou des cris.

La punition de Mattéo est terminée. Une des nounous se tourne vers lui et d’un geste du bras magnanime le libère de ses chaînes morales : « c’est bon Mattéo, tu peux aller jouer ». Le petit bonhomme ne se fait pas prier. Bien mis dans son petit ensemble assorti, il court vers Renan et Camille qui jouent à monter et descendre le plus vite possible d’un grand ensemble de jeux, avec toile d’araignée en cordes, passerelle de bois et multi-toboggans à la sortie. Mattéo entre dans la danse avec naturel. Il monte à toute vitesse la toile d’araignée, court sur le ponton comme un dératé et se jette dans le toboggan en riant aux éclats. Au bout de quelques tours de ce manège, quelque chose de sidérant se produit, bien dissimulé sous le masque de la banalité. Mattéo vient de descendre le toboggan, mais au lieu de continuer le tour comme à l’accoutumée en se ruant vers la toile d’araignées pour remonter sur le jeu, il se retourne et attend la glissade de Renan. Renan descend comme à son habitude, ne s’aperçoit même pas que Mattéo l’attend en bas et se retrouve nez-à-nez avec celui-ci qui ouvre ses bras pour l’accueillir. Tous les deux se mettent à rire, mais très vite Mattéo s’enfuit en courant vers un autre jeu. Là, Renan hésite une seconde, puis prend joyeusement le pas de son ex-tortionnaire de copain, laissant planté là Camille qui vient tout juste d’arriver au toboggan, son yoyo sous le nez oscillant dangereusement.

Le lecteur du Monde Diplomatique assiste médusé à la scène et à son prolongement dans une indifférence partagée de Renan et Mattéo pour Camille, lequel rapplique pour être à nouveau de la partie et essuie de cuisants revers de désintérêts. Comment se peut-il, pense le lecteur, que Renan soit si peu rancunier à l’égard de Mattéo et si ingrat envers Camille ? Comment se peut-il que ces gamins, qui ne connaissent rien à la morale, fasse preuve d’un génie quasi-sadien au moment d’en bafouer les règles ? Le lecteur se sent soudain mal-à-l’aise, il voudrait agir. Face aux problèmes géopolitiques que traite Le Monde Diplo, il n’y a pas de mal à se sentir impuissant, et à se contenter d’adhérer aux amis du journal ou à ATTAC ! Mais là, il ne s’agit pas du conflit israélo-palestinien ni des bases militaires étasuniennes indûment disséminées sur la planète ni de l’oppression des tibétains par une Chine intouchable : il s’agit de deux blancs-becs en culotte courte qui se rendent complices d’un crime de lèse-fraternité ! Ils sont incapables de reconnaître leur commune humanité avec celle de Camille, pourtant leur frère en ce bas monde.

Le lecteur sent en lui sourdre la colère des justes. Il se lève et se dirige d’un pas ferme vers l’aréopage fermé des nounous. Étonnées d’une telle visite, elles se tournent vers lui. Il les salue et s’efforce de prendre un ton neutre pour leur déclarer :

- « Vous savez, j’ai l’impression que le petit garçon blond, là-bas, n’est pas très aimé ! Il jouait avec le petit asiatique, et d’un seul coup, quand le petit brun est arrivé, il s’est retrouvé tout seul et les autres l’ont parfaitement ignoré ! »
- « Ah oui », répond l’une d’entre elles, « c’est Camille. Le mercredi, quand Renan n’est pas là, c’est le meilleur ami de Mattéo. Mais dès que Renan et Mattéo sont ensembles, ils l’ignorent complètement. C’est juste que Camille a un an de moins et à cet âge, c’est beaucoup... »
- « Ah...il a un an de moins. On ne dirait pas avec sa taille ! »
- « Oui, il est grand pour son âge. Mais dans les jeux, l’expression et tout ça, ça se voit quand même ! »
- « D’accord, je vois ! »
- «  Mais je comprends que ça vous choque. C’est un peu les jeux du cirque entre les enfants des fois : ils peuvent être impitoyables ! Après, on ne peut pas intervenir tout le temps. Il faut qu’ils apprennent à se débrouiller par eux-mêmes. »
- « Oui c’est sûr... », consent le lecteur d’une petite voix.

Il remercie ces dames pour leurs éclairages et, un peu confus d’avoir reçu une leçon de realpolitik par une nourrice, se décide à quitter cette implacable arène où les passions humaines en formation s’expriment à l’état sauvage et ne sont que mollement domestiquées par la main pragmatique des nounous. Au moment de refermer la porte du square, il se retourne une dernière fois : les petits gladiateurs sont toujours en prise avec l’indomptable présent, occupant l’espace de toute la puissance de leurs désirs de mouvement. Les quadrupèdes n’en finissent pas d’explorer leur rayon d’action de quelques mètres carrés. Mattéo et Renan courent autour d’un oiseau à ressort. Camille est seul et fait du toboggan.